Subarnipal au palais. (Corr wr.)
Année 2755 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste.
Le nain n’avait pas trois coudées de haut, mais il eut été difficile de trouver plus hardie créature. Il était si fort bossu qu’à cheval, on ne lui voyait que la tête au-dessus de la selle, et justement, il était à cheval. Le nabot était heureux, autant qu’un nain puisse l’être, heureux de sa présente situation, heureux de sa future vengeance, elle serait terrible et finirait de l’assoir parmi les grands du Haut Conseil*.
Il allait au petit trot vers le palais impérial qui, comme on le sait, avoisinait la grande ziggourat de la Pureté Céleste. Il la dépassa. Il n’était plus séparé de son but que par les quatre esplanades circulaires du marché central. Leurs contours rappelaient ceux d’un trèfle bleu du Kalgan, avec ses quatre folioles bordées de portiques à colonnes en chapiteaux de lotus polychromes. Il était encore trop tôt pour une quelconque animation plébéienne. Haute de vingt mètres, cette quadruple rangée d'arches, suspendait à leurs sommets, d'aériennes vagues de mousseline ondulant au gré du vent.
Sabirr, car tel était son nom, traversa ce marché qui servait aussi de cour d'honneur. Il n’était pas peu fier, emboîté qu’il était dans une selle faite à sa mesure.
Il passa un double porche sous lequel des éléphants somnolant, portiers colossaux de cette mégapole, attendaient le bon vouloir de leur cornac.
Son cheval arriva, toujours au petit trot, sur une autre place normalement déserte à cette heure. Cette allure sautée que haïssait le nain était pour lui une source de torture et de moqueries, car ainsi balloté, il avait l’air d’un vulgaire sac de panais jeté en travers d'une selle.
Toujours, chahuté, il fut bientôt au centre de cette immense agora, ou plutôt de la grande Place du Trèfle de l’Harmonie suprême. Mais ce n'était qu'un terme galvaudé. En vérité, elle était comme une plaine, une plaine pavée de dalles d’un blanc laiteux. Et comme pour marquer son mitan, dans une érection obscène, le Cakravartin Subarnipal avait fait hisser sa statue en bronze doré au sommet d'un immense pilier de marbre blanc veiné de grenat.
Elle remplaçait l’arc de triomphe au faîte duquel trônait jadis le quadrige de son père, il avait été jeté à bas et fondue afin de fabriquer les cages des anciens ministres de son père.
Sa colonne était à la fois l’emblème de son pouvoir et le point de départ du milliaire*.
Ce monumental phallus marquait l’origine de toutes les voies qui sillonnaient son empire, un empire, plus vaste que celui d’Honorius, son rival de toujours.
Bientôt Sabirr serait au Palais de l’Ordre Suprême, l’une des plus grandes résidences impériales de la ville et sans aucun doute de ce monde.
Il couvrait un espace gigantesque et il fallait bien quatre bonnes heures à marche rapide, pour en faire le tour.
Sabirr se souvenait de cette première fois où il avait franchi les portes de la cité.
Depuis, il avait appris qu’en temps de paix, elles étaient réglées par la course du soleil. Fermées au crépuscule, elles s'ouvraient à l'aurore, comme les corolles d'edelweiss charnu dont elles avaient la couleur.
Naguère, ses terribles voisins, les nomades des steppes, lui imposaient cette prudence, l’assiégeant sans cesse, la convoitant pour la richesse de ses palais, elle s’était ceinte d’une solide muraille de pierres, véritable couronne d’épines.
Paisible, maintenant protégée de toute part, elle maintenait cependant cette tradition immuable de lourdes portes que l’on ouvrait, que l’on fermait, qui la réveillaient et l'endormaient.
Ce battement rythmait le temps de la ville. Ces larges avenues en étaient les artères, la foule, son sang. Et si les portes et les rues en étaient les viscères, il lui fallait bien un corps pour les protéger.
Aussi la cité s’était entourée d’eau et d’une murailles dont la peau extérieure était faite de briques émaillées de lapis-lazuli. L’apparente délicatesse de cette couteuse ornementation cachait d’épaisses courtines en pierres de taille scellées de métal enrobé de plomb. Et si ses tours carrées étaient de couleur smaragdine, c’est qu’on avait broyé des millions d’émeraudes jugées trop petites pour le trésor de Subarnipal.
Le grand lac de Taciphrène la terminait, la bordait, l’épousait, l’embrassait.
Ces eaux froides étaient le somptueux miroir dans lequel la métropole aux cent palais et aux douze ziggourats se mirait de toute sa magnificence hautaine, donnant ainsi une réplique au ciel immense.
Pourtant, un voyageur qui arpenterait ces rues, pourrait penser que cette cité confiante semblait n’être défendue que par le sortilège de sa froide beauté.
Mais peu à peu, comme s’il sortait d’un envoûtement, il comprendrait qu'au nord de la ville, ses hautes tours fortes étaient là pour autre chose que pour être admirées. Que les flancs des courtines aux moellons vernissés, qui avaient contemplé durant des siècles leur image miroitante dans le lac profond. Avaient pris la vie de bien de ses ennemis. Que sur les degrés donnant aux sahurus* des ziggourats, des torrents de sang avaient dévalé, jusqu’à inonder les places qui les entouraient.
Mais de loin, par une de ces froides matinées hivernale, alors que la brume s’élevait du lac endormi, on devinait non pas une cité, mais un bouquet de pyramides d'aurores inaccessibles.
Et du Sud, à l'Est, comment s'imaginer que ces bleus canaux étaient de larges douves ?
Chaque fois que Sabirr prenait le chemin de ce palais, il ressentait toujours la même exaltation, respirait une allégresse plus entière. Ses yeux étaient émerveillés comme au premier jour de son arrivée.
"Mon bonheur s'amuse. Je marche dans un conte de fées." Pensait-il en franchissant les monumentales portes de bronzes dorées bardées de fer. Elles étaient toujours étroitement gardées ; elles protégeaient le mystère des lieux, l’interdisant au commun des mortels. Mais lui, jadis un moins-que-rien, pouvait y circuler à son aise.
N’était-il pas le bouffon de l’empereur, n’avait-il pas son oreille ?
Néanmoins, il devait presser son cheval. Il lui fallait être à l’heure pour le discours de cérémonie.
Enfin, dès l'entrée du saint des saints, c'était un carrousel d'escortes empanachées, de cavalerie, d'éléphants, de lanciers qui saluaient le nain avec le même respect dû à un grand homme.
Subarnipal, le maître des lieux, avait réuni à portée de sa main tout ce qu’exigeait son incommensurable puissance, sa dignité quasi-divine, ses mégalomaniaques fantaisies et sa sûreté paranoïaque.
Ce n'était que vastes parcs ombragés peuplés de plantes rares et d’animaux sauvages ; casernes de sa garde d’élite, arsenal et port militaire.
Le palais aux centaines de salles, toutes plus grandes, plus richement décorées les unes que les autres attendaient l'écho de sa voix, le claquement de ses sandales.
Mais l'on ne décrit pas plus un palais de Subarnipal que l'ensorcellement d'un labyrinthe. On s'y perd, avec l’espoir que tant de merveilles soient un rêve et non un cauchemar. C’est une suite inextricable de salles, chaque porte pouvant cacher une surprise extraordinaire ou mortelle.
Ici, harems aux grilles entrelacées de fleurs, jalousement gardés par une armée d’eunuques.
Là profondes chambres aux trésors, où sont conservés des monceaux d’or et de pierres précieuses. Ou encore, une de ces nombreuses chambres de torture toujours alimentées en suppliciés.
***
Tous attendaient que résonne son pas, un pas qui servait de mesure à tout un empire, le pas du Cakravartin, l'empereur déifié.
À ses pieds et en laisse, toujours ses deux belles esclaves nues, ces beautés des tribus sauvages d'Hyperborée, filles de rois vaincus, capables de satisfaire toutes les envies de leur maître.
Elles n’étaient parées que de somptueux bijoux tout en dentelle d’or et d’argent mêlé qui ne cachaient rien ni de leurs charmes ni de leur avilissement.
La chaîne dorée de leur laisse était aux mains de Subarnipal. Elles se tenaient à genoux, tête basse, les bras croisés sur la poitrine, la paume des mains sur leurs épaules.
Dressées et traitées comme des chiennes, à l’affût de ses moindres désirs, elles attendaient le bon vouloir de leur divin maître. Car telle était la vengeance du Cakravartin, deux rois avaient tenté de le détrôner, deux rois avaient perdu. Leurs filles les avaient écorchés vifs et s'étaient repues de leurs chaires. À demi-folles, un prêtre félon de Domina en avait fait des animaux qui maintenant ne vivaient que pour leur maître.
Mais l’heure était venue de sortir, de se montrer à la foule tumultueuse qui déjà envahissait la grande Place du Trèfle de l’Harmonie Suprême.
Tout était parfait dans ce hall vermeil. Le temps semblait suspendu. Tous paraissaient prendre la pose pour un invisible peintre.
De l’amphitryon, obèse et fardé, aux conseillers à l'air sage, des courtisans richement vêtus, à sa garde noire et aux quelque lanciers immortels… Tous attendaient.
Le grand chambellan avait ordonné aux esclaves domestiques d'apporter la chlamyde pourpre, respectueusement, sans un mot, en retenant leur respiration elles l’en avaient drapé, dissimulant ainsi l’armure ciselée d’or qui toujours protégeait le Cakravartin.
Si son père allait tête nue. Subarnipal, portait une lourde couronne, presque un casque, rehaussé de guirlandes de perles et de pierres précieuses. Cela ressemblait aux nattes d’une longue chevelure, qui coulaient sur ses larges épaules.
Le Cakravartin était alors une divinité étincelante, impassible, insensible. Il voyait sans regarder, il ne marchait pas… Il glissait vers un grand balcon, ou plutôt la kathisma*, une loge impériale ouverte au-dessus de la multitude ; lieu par excellence de la rencontre, mais aussi de la confrontation, entre le peuple et l’empereur.
Ses deux esclaves l’accompagnaient et, quand il s’arrêta à trois pas en retrait du surplomb, elles se couchèrent à ses pieds.
La loge était grande, elle s’élevait à plus de quarante pieds au-dessus de la place.
Portée par de hautes colonnes, elle était à son image, incroyablement surchargée, inaccessible au commun.
Sous lui, était un autre balcon, plus étroit, mais aussi long que la muraille. Il était occupé par une compagnie d’archers d’élites de sa Garde Noire.
Les patriarches, les grands-prêtres, les hauts dignitaires attendaient dans le Kathisma devant la balustrade.
Les trompes sonnèrent. Leur musique déchira l’espace. Tout en bas, la multitude se prosterna face contre terre. Et gare à celui qui resterait debout, car il serait déjà criblé de traits.
Subarnipal s’avança, donnant du mou aux laisses des femelles. Les deux mains sur le balustre, ses yeux aussi noirs que son âme, parcoururent vaguement l’espace. Il soupesait la foule de ses sujets avec le même mépris amusé qu’il aurait à fixer une fourmilière.
- Recevez la bénédiction du protégé des Dieux.
En ce jour béni, les cieux qui nous contemplent, nous sont propices.
Relève-toi, mon peuple dans le soutien bienveillant de ma volonté.
Les trompes sonnèrent, alors la multitude se redressa en un mouvement pieux, puis les acclamations montèrent.
Et on entendit la prière de la masse stupide et obséquieuse :
- Joie et prospérité ! Longs jours de félicité Cakravartin !
Conduis ton peuple soumis !
En toi, tout est divin !
Tu es héraut fils du ciel !
Les puissances infernales suivront tes invincibles légions !
Tes lois sont des décrets divins, tes pieds sont des autels !
La prière s’acheva, un silence pesant renaissait.
Le Cakravartin jouait avec, il se délectait de cette foule tétanisée, soumise. Il savait que pour beaucoup, le simple fait de l’apercevoir suffirait à justifier leurs misérables existences.
Enfin, il se décida :
- Les prêtres, les astrologues ont lu les signes !
L’âme de mon cher frère, Astural-Bala, doit être purifié dans le sang !
Les Dieux veulent un holocauste !
Les Dieux, pour nous honorer de leur bienveillance, veulent les dépouilles de nos ennemis, ces infâmes Valdhoriens refusent l’allégeance promise !
Déjà, les prêtres du haut des ziggourats, scrutent le ciel, ils guettent le signe qui annonce la grande fête de la mort.
Je veux la guerre ! La guerre, la guerre !
Et le peuple en bas de crier, de s’époumoner :
- Victoire ! Victoire ! Victoire !
- Nous avons pleuré sur les morts ! Nous les avons honorés ! Tout est consommé, laissons un passé qui n’est plus ! Ne pensons qu’à l’avenir et aux conquêtes. Déjà, nos armées sont aux frontières. Des héros les commandent ! Mais ce n’est point assez, car je veux être à la tête de mes myriades vengeresses !
Le Cakravartin, satisfait, tourna des talons, un rideau de velours occulta la loge. C’était fini.
Il avait galvanisé le vulgaire.
Maintenant, il fallait qu’il passe aux choses sérieuses.
Tout son état-major l’attendait dans la salle des batailles.
Il s'y dirigea lentement, encadré de ses deux esclaves. Le connétable des provinces du sud marcha au-devant de Subarnipal et s’inclina devant lui.
- Couchez ! Mes chiennes. Les filles s’allongèrent. Que me veux-tu Pilocarpes ?
- Ô Grand Subarnipal, Vous êtes le troisième Cakravartin que j’ai eu l’honneur de servir. Vous avez approuvé le plan d’invasion de Sabirr sans consulter, ni le Haut Conseil, ni même votre état-major. Pourtant je suis celui qui a fait reculer les armées Dominienne à la bataille des Monts des deux Lunes. Que se passe-t-il ? Votre Majesté… Je suis à vos ordres et je ne dois mon titre qu’à votre bienveillance. Mais tout de même…
Sabirr, vêtu d’un manteau dont le capuchon traînait par terre, intervint sans aucune hésitation.
- C’est vrai, mon roi, qu’avez-vous à demander conseil à Pilocarpes, alors que je suis là. Alors que je peux voir avant lui ce qui vous éclairera et qui pour lui est encore dans la nuit.
- Suffis nabot. Laisse parler notre bon Pilocarpes. N'est-il pas un grand général ?
- Peut-être par la taille, mais la valeur ne se mesure pas en pieds.
Le Cakravartin, en riant, car il lui arrivait de rire, commanda.
- Sodo ! Phéla ! Occupez-vous de ce drôle !
- Pitié maître, pas vos chiennes.
Et il commença à courir de son pas titubant.
Subarnipal libéra ses esclaves qui, bien qu’à quatre pattes, n’eurent aucun mal à rattraper le bouffon.
Tous regardèrent la scène qui se voulait amusante.
Le nain fut presque dénudé sous les griffes de deux Hyperboréennes. Naguère filles de roi, désormais esclaves obéissantes, dévouées corps et âme, au bourreau de leur père.
Pilocarpes n’avait pas dit mot, pas même fait une remarque blessante vis-à-vis du nain dont il connaissait le pouvoir.
Il le détaillait du coin de l’œil. Le nabot avait une tête anormalement grosse, un cou épais, un court torse bossu sur de trop petites jambes arquées, des sourcils broussailleux. Son nez rouge, veiné de bleu, rendait sa physionomie des plus grotesque.
Petit parmi les grands, l’apparence était trompeuse. En réalité véritable conseiller et fin diplomate, il avait l’oreille attentive du Cakravartin.
Certaines mauvaises langues murmuraient qu’il était le premier de ses ministres et qu'une étrange amitié était née entre ces deux-là.
Le nain avait beau être son fou et son souffre-douleur, il n'en était pas moins l'un des personnages les plus puissants de l'empire.
On disait même que c’était une prédiction de la Pythie qui les avait fait se rencontrer.
Et c’était vrai, à près de dix ans de là. Alors que son père l'avait envoyé prêter main forte à son frère, son préféré. Lui le second, le mal aimé, après un léger détour s’était transporté au temple du Mont de Helphes où il déposa les traditionnelles offrandes. Il reçut de la bouche des prêtres cette sentence de la sainte vierge :
- Sagesse de petites gens.
Vaux mieux que charge de géants.
Et d’un retard funeste en ce siècle de fer.
Couronne pour deux nouveaux empereurs saura faire.
Dubitatif, il rangea cette prédiction dans un coin de sa mémoire.
Ayant repris la tête de l'armée de soutien, il s'en alla rejoindre celle des hordes alliées. Ensembles, ils devaient accroître les divisions de son frère cantonnées aux Champs des Lys. À cet endroit devait converger toutes les forces coalisées. C'était son but, l'endroit où il se devait d’être… L’inattendu était advenu, la prédiction de la pythie avait pris corps et quel corps.
Or donc, avec sa Garde Noire, était-il à l'avant de ses myriades. Il traversait une des provinces de son père, quand il aperçut une bande de villageois qui voulaient pendre ce qu’il crut être un enfant.
Il s’approcha de l’attroupement par curiosité, vit qu’il s’agissait d’un nain.
- Holà gueusaille ! Quel tour pendable allez-vous faire là ?
- C’est que, votre grandeur, c’est un rusé fourbe qui mérite à peine l'aune de corde qui le pendra.
- Mensonge, le malheur ne s’acharne que sur la bêtise ! Et moins on pense plus on médit ! Je ne suis qu’un comédien, un simple bouffon. Oui, je vois quand on est petit, et qu’on a trop d’esprit, on ne vit point longtemps ! S’exclama-t-il. Et le nain qu’on n’avait pas bâillonné de crier encore :
- De tout temps, les petits ont pâti de la bêtise des grands. Justice messire ! Écoutez ma supplique avant de me laisser pendre !
- Si fait. Avant que de le pendre, il faut que je l’entende ! Car je vois que le nabot a de l’esprit. De quoi l’accuse-t-on ?
- D’être un nain ! De porter malheur ! De faire tourner le lait de nos femmes ! D’avoir la langue perfide ! D’avoir engrossé plusieurs de nos vaches !
- Beau sire, je ne suis qu’un fou qui suis plus utile au sage qu’un sage ne m’est utile. Et si vous me laissez pendre, c’est que vous êtes né pour obéir et que vous obéirez jusqu’au trône, si un jour vous vous en approchez !
- Que dis-tu là maraud ?
- Qu’à me faire pendre, je préférerais que cela fût pour amuser un roi, ou mieux, devant un empereur, plutôt que devant des paysans et un général. C’est vrai que je suis petit, mais ne dit-on pas qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi ?
Pendant un instant, Subarnipal réfléchit, hésitant ; il pensait à l’oracle.
"De quoi, de qui s’agissait-il ? Des paysans ou de ce nain à la langue trop bien pendue ? Ou d’autre chose ?"
Il préféra penser qu’il y aurait toujours quelque amusement à retirer de la présence de ce petit impertinent.
Aussi eut-il eu la vie sauve.
Et, à mots couverts, on disait même que si l’armée de Subarnipal était arrivée avec six jours de retard pour la bataille qui porterait le nom de Rencontre des Trois Princes, c’était sur les conseils de Sabirr. Ainsi s’était résolu en grande partie le problème de la succession au trône.
Honorius lui avait proposé une trêve qu'il avait su mettre à profit pour assassiner son père.
Subarnipal, parvenu au pouvoir, avait conçu le dessin d’organiser l’autocratie. Détruisant tout ce qui pouvait encore rester des souvenirs de l’ancien royaume, charges, titres, courtisans, tout fut jeté à bas en même temps que la statue de feu son père. Il imposa à sa cour, dans son gouvernement, sa volonté suprême comme unique loi.
Par-dessus tout, il voulait être le plus grand, de tous les grands conquérants. Le chemin de cette gloire qu’il s’était promis passait par le sac de Valdhore, on disait son trésor incalculable, on disait qu’une de ses cryptes abritait l’essence même d’un dieu.
Le nain était malmené par les deux femelles qui, après l’avoir presque dénudé, l’avait jeté sur le dos. L’une était à califourchon sur son visage alors que l’autre s’amusait de son sexe déjà raide.
- Tu sais ce qui t’arrivera si ton souriceau crache avant que je t’y autorise ? Avait lancé le Cakravartin.
Difficilement, le nain se dégagea momentanément des cuisses qui lui enserraient le visage, faisant signe que oui. Sabirr se tortilla, se dégagea, grimpa à une lourde tenture de velours, aussitôt poursuivi par les deux femelles.
- Divin maître rappelez vos chiennes que je puisse descendre.
- C’est vrai ! Il n’est pas digne qu’un nabot domine un empereur. Qu’on abatte la tenture.
- Non ! Pitié, gémit le nain en s’écrasant sur les dalles de marbre avant de redevenir instantanément la proie des deux femelles.
- Suffit ! Qu’on mande mon premier fils, je veux qu’il soit présent au conseil de guerre.
Le nain délaissé par les deux femelles, avait repris une certaine contenance. Encore haletant, il s’adressa au Roi des Rois.
- Majesté, ne trouvez-vous pas étrange qu’un empereur tel que Honorius, qui à ce qu’on dit, est tant aimé de son peuple, s’attire tant de haine ?
- Et de moi ?... Que crois-tu que pensent mes sujets ?
- Ils vous haïssent, Grand Roi. Mais ils vous craignent plus qu'ils ne vous haïssent.
- Je sais, je sais. Je me souviens aussi de l'antique prédiction des astrologues : le fils deviendra le meurtrier de son père, les cousins briseront les liens du sang. Il fera mauvais, bien mauvais dans ce monde. Il y aura, avant la destruction de l'univers, un âge de hache, un âge de glaive où les boucliers seront brisés, un âge de tempête, un âge de meurtre et pas un homme n'épargnera son semblable.
- Allons mon seigneur, vous n’êtes pas le premier fils à hâter sa prise de pouvoir et à avoir, de vive force, pris ce qui vous était dû. Qui sont ces astrologues qui puisent leurs sentences dans le cantique de Vādshāh* ?
- Sabirr, tu es un drôle bien singulier. Dit Subarnipal en riant. Tu as des moyens curieux de te faire entendre. Sur mon honneur, pour un fou de profession, tu montres plus d'esprit que beaucoup de gens qui jouissent d'une réputation plus sage. Même si bien souvent tu m'irrites avec tes vanteries et tes bêtises... Mais je dois dire que tu m'es plus fidèle qu'un roojas.
- C'est que je suis comme l'humble feuille du chêne... Je n'existe que par la volonté de l'arbre, sans lui, je dépéris. Sans moi, il n'en n'est pas moins vigoureux. Je sais aussi que chaque feuille est remplaçable.
- Nous verrons cela Sabirr, tu sembles ne pas croire aux prédictions, pourtant ne m’as-tu pas demandé de changer nos étendards ? De remplacer le soleil ancestral de nos drapeaux par une tête de canis ?
- Mon Illustrissime Grandeur, ce n’est pas parce que l’on ne croit pas aux prédictions que l’on ne doit pas les utiliser.
Le Cakravartin partit d’un rire tonitruant.
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