Un dernier chant (9)
Saule rapportait du bois pour le feu. Le pansement de la petite sentait mauvais, il fallait nettoyer. Et pour ça, il avait besoin de faire bouillir de l’eau. Il approcha de l’endroit où ils s’étaient installés pour bivouaquer. Tya pleurait. Il posa le fagot et commença à disposer les branches de sorte que son foyer prendrait bien et pour longtemps.
Lysbeth berçait sa fille et lui chuchotait des mots tendres.
— Je me suis occupée de la jument, dit-elle par-dessus la petite tête bouclée.
— J’ai vu, répondit Saule. Elle a mal ?
— Je crois qu’elle vient de réaliser que son père et ses frères sont morts.
Il ne sut que répondre et préféra se concentrer sur sa tâche.
Saule alluma le feu, fit bouillir de l’eau et nettoya la plaie purulente de la gamine. La nuit était tombée lorsqu’ils mangèrent. Grâce aux provisions réunies par Lysbeth, ils n’avaient pas besoin de perdre du temps à chercher de quoi se nourrir.
Tya avait cessé de pleurer. Les yeux rougis, elle observait la danse nerveuse des flammes.
— Monsieur Saule ? marmonna-t-elle.
— Qu’y a-t-il ?
— Je n’ai plus de papa.
— Je sais.
— Vous voulez bien être mon nouveau papa ?
— Euh… » Une étrange grimace déforma son visage. « Je crois que personne ne pourra remplacer ton papa, tu sais.
— J’ai quand même besoin d’un nouveau papa. Tout le monde a besoin d’un papa.
— Mm. Moi non plus je n’ai plus de papa.
Il échangea un regard avec Lysbeth.
— Je crois que ce que Tya veut dire, c’est qu’elle a de la place pour quelqu’un dans son cœur et qu’elle a besoin de quelqu’un pour veiller sur elle.
— Tu as déjà ta maman, grommela Saule. Elle t’aime très fort et elle prend bien soin de toi. » La fillette avait l’air un peu déçue. « Mais tu peux m’appeler oncle Saule, si tu veux.
— D’accord ! s’enthousiasma Tya. Mais dis-moi oncle Saule, j’ai réfléchi, un jour tu m’as dit que les Doudanes étaient gentils.
— Je t’ai dit qu’ils n’étaient pas tous méchants.
— Mais ils ont tué tous ces gens. Ils ont tué mon papa.
Saule hocha la tête.
— Ce sont des gens comme les autres. Il y a des gentils et il y a des méchants. Et ils ont la mémoire longue. Il y a très longtemps, ce pays leur appartenait.
— Oh. Quand ça ? Quand tu étais petit ?
— Bien avant ça. Le grand-père de ton grand-père n’a pas connu cette époque, ni même son grand-père à lui. Mais les hommes qui leur ont pris ce pays n’ont pas été plus gentils avec eux. Beaucoup de Duadäns sont morts. Ils ne sont plus tout à fait les mêmes depuis lors.
— Papa disait que ce sont des sauvages.
— C’est ce que beaucoup de gens pensent. Parce qu’ils vivent autrement et qu’ils n’ont pas notre magie ni notre essence. Et parce que nous n’avons affaire qu’à ceux qui nous tiennent rancune, même après toutes ces années. Mais quand bien même, les sauvages aussi ont droit au respect, tu ne penses pas ?
Tya hocha la tête, mais ne semblait pas tout à fait convaincue.
— Tant que les uns voudront se venger des autres, il n’y aura pas de paix possible et des innocents mourront. Un jour tu comprendras, car tu es une petite fille intelligente.
— Vous savez beaucoup de choses, oncle Saule, observa Lysbeth. Vous n’avez quand même pas appris tout ça dans les pièces de théâtre et les poèmes ?
— Non. Je n’ai pas reçu une très bonne instruction, mais je m’intéresse à beaucoup de choses.
— Et vous avez voyagé.
— Oui, pas mal.
— Vous connaissez des Duadäns.
— J’en ai rencontré. J’en ai combattu aussi.
— Vous étiez soldat.
— Comme mon père, et comme le père de ma mère, oui. J’ai un jour tiré un duhïn d’un mauvais pas.
— Un quoi ?
— Un duhïn, un mystique, un prêtre en quelque sorte. Il s’est senti redevable. Il m’a expliqué pas mal de choses et il m’a appris à chanter. Il m’a aussi accordé la main de sa fille. Pour qu’elle échappe à tout ça, qu’il disait.
— Je vois.
— Non, je ne crois pas.
Elle garda le silence, mais son regard l’incitait à s’expliquer. Mais il n’aimait pas parler de ça.
— Je ne crois pas que vous imaginiez ce que c’est d’être un Ashvar, grommela-t-il, un Duadän en exil, à ne vivre que dans le regret de jadis. Mais ce n’est pas grave. L’histoire est trop longue et pas assez heureuse pour ce soir. Nous avons tous besoin de repos. » Il se pencha pour attraper sa mandoline. « Dormez. Je vais encore un peu chanter pour vous.
Et ses doigts commencèrent à courir sur les cordes tandis que sa voix s’élevait doucement vers les étoiles.
Sous la lune d’argent je la suivrai, Sous le souffle du vent je l’aimerai, Dame de mes élans, de mes pensées, Et vieillir doucement à ses côtés…
Saule entendit encore quelques sanglots réprimés. Il crut d’abord qu’il s’agissait de Tya, avant de réaliser que c’étaient les épaules de sa maman qui frémissaient. Mais il poursuivit son chant et bientôt elle s’assoupit.
Annotations
Versions