Un dernier chant (12)
Lysbeth souleva un rabat de la tente. L’odeur la suffoqua, elle s’était cependant endurcie aux abords du champ de bataille. Le spectacle, par contre, la surprit davantage. Tous ces hommes allongés, parfois à même le sol, emmaillotés dans des bandages sanguinolents. Cette complainte continue, faite de gémissements, de pleurs, de halètements. De prières, aussi. Dans un coin, un baquet contenait toute une collection de membres amputés, sous un nuage de mouches.
Un homme passa devant elle avec un tablier taché et un hachoir de boucher. Lysbeth se ressaisit et l’interpela :
— S’il vous plaît !
Elle dut appeler plus fort pour couvrir les plaintes. Il se retourna sourcils froncés.
— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il. Cet endroit est réservé aux soldats.
— Je sais. Pardonnez-moi. Mais j’ai une petite fille…
— Et moi j’ai du travail.
— Je sais, je m’excuse de vous importuner. Mais ma fille fait partie des premières victimes des Duadäns. Nous habitions dans les Hauts. Elle a été touchée par une flèche empoisonnée. Et depuis lors elle a de la fièvre. Elle a vraiment besoin d’un médecin.
— Ici, comme vous pouvez le voir, nous avons déjà largement de quoi faire.
— Alors dites-moi où trouver un médecin plus disponible. Je vous en prie. Je crois… je crois qu’elle va mourir.
L’homme se gratta la barbe.
— Mouais, les médecins doivent tous être ici, en ce moment. » Il soupira et la détailla. « Et vous avez fait toute cette route jusqu’ici ? Avec elle ?
— Oui. Elle est juste là, dehors.
— De quand date sa blessure ?
— Trois… Quatre jours. Quatre Jours ! Oui, navrée, ces jours ont été éprouvants.
— Si ce que vous dites est vrai, si elle a bien été empoisonnée par une flèche de ces sauvages, elle devrait être morte à l’heure qu’il est.
— Je vous assure qu’elle est en vie. Venez voir vous-même.
— Mais me dites-vous la vérité ?
— Bien sûr ! Pourquoi mentirais-je ?
L’homme soupira derechef, jeta un œil vers le fond du pavillon, puis revint à Lysbeth.
— D’accord. Attendez-moi devant la tente. Je finis ceci, dit-il en tendant le hachoir, et j’arrive.
Une vague de soulagement submergea Lysbeth. Elle remercia maintes fois le barbier-chirurgien et se retira. Elle fit signe à Saule et Tya d’approcher. Sa fille tremblait de fièvre, comme la plupart du temps ces derniers jours. Elle l’installa sur un seau retourné, de sorte qu’elle puisse s’asseoir, et s’agenouilla à côté d’elle. Les râles et les pleurs n’importunaient plus Lysbeth. Elle ne songeait plus qu’aux soins que pourrait recevoir sa petite fille.
Ils n’eurent pas à patienter trop longtemps. L’homme aux allures de boucher sortit de la tente en s’essuyant les mains sur un chiffon et sans son terrible instrument.
— Alors la voilà, la petite héroïne qui défie la mort.
Il se pencha sur sa jambe et inspecta le pansement.
— Le pansement est bien fait. » Il ouvrit le bandage et fronça le nez. « Ça c’est pas trop joli. On dirait que c’est refermé, cautérisé. Mais ça suinte et ça risque de noircir.
— Vous pouvez faire quelque chose ? demanda Saule.
— Pas grand-chose, non. Alors comme ça tu as été blessée il y a plusieurs jours ? demanda-t-il à Tya.
La gamine hocha la tête.
— Incroyable. Le poison Duadän est plutôt virulent, habituellement. J’ai connu des hommes robustes qui ont tenu moins de deux jours.
— Alors que pouvons-nous faire ? demanda Lysbeth, à nouveau inquiète.
— Prenez ceci. » Il sortit un petit pot de grès de la poche de son tablier. « Peut-être que ça aidera un peu. C’est un baume cicatrisant. Ça assainit les plaies. Mais ça ne soignera pas le mal qui coule dans ses veines. Pour ça, vous pouvez essayer le charbon.
— Le charbon ?
— Oui, vous le diluez dans de l’eau. Environ une part de charbon pour quatre ou cinq parts d’eau. Ça ne peut pas faire de mal. Mais si vous voulez mon avis, trouvez-vous un arcaniste.
— Un magicien ? demanda Lysbeth. Pourquoi ?
— Oui, un magicien versé dans la guérison. Contre ce qu’elle a dans les veines, c’est le recours le plus sûr. On a beau dire que les Duadäns n’ont aucun don pour les arcanes, il y a de la magie là-dessous, d’après moi. Et contre ça, je ne puis rien.
— Il y a des arcanistes à Tierne ? demanda Saule.
— Il y a un excentrique qui a ses quartiers auprès du burgrave. Je vous le déconseille. Il y a aussi quelques pédants qui se donnent du mage-de-guerre, arrivés avec des mercenaires depuis peu. Mais vous n’avez pas besoin de faire cuire une escouade de combattants dans leurs armures, vous avez besoin d’un soigneur. » Il observa la gamine et lui caressa le front. « Graad n’est pas si loin. C’est une ville importante. C’est là que j’ai envoyé disons… les cas désespérés.
Lysbeth se tourna vers Saule, glacée par l’angoisse. Elle désespérait de devoir gagner Graad avec Tya dans cet état. Et de devoir le faire seule. Après tout, l’ermite avait promis de les conduire à Tierne, rien de plus.
Saule fronçait les sourcils et affichait une moue contrariée. C’est pourtant d’une voix tranquille qu’il répondit :
— On dirait qu’on va encore faire un bout de route ensemble.
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