Un dernier chant (13)
Depuis le matin, les signes de pillage se raréfiaient. Les Duadäns étaient venus des montagnes et ne paraissaient pas être descendus beaucoup plus bas que Tierne. Et Tya était de moins en moins consciente. Elle dormait et délirait un peu, son état était préoccupant. Aussi, Saule se permettait-il d’emprunter la grand route, plus rapide. Mais il restait en alerte.
Voilà quelques heures qu’ils longeaient le Rubbel, un affluent du Selb, tantôt à deux portées d’arc, tantôt tout à l’ombre de la ripisylve. Et parfois, ils passaient au large d’un village de pêcheurs. Mais on n’y voyait pas beaucoup d’activité. La rumeur des attaques avait dû voyager plus vite qu’eux.
Soudain, Saule s’arrêta. Les frondaisons de la végétation riveraine le lui avaient caché jusqu’alors. Un nuage de poussière. Une traîne comme seule peut en produire une troupe en marche troublait le bleu du ciel.
— Que se passe-t-il ? demanda Lysbeth.
— Des hommes, nombreux, répondit-il. Ils viennent à notre rencontre. Quittons la route.
— Vous êtes sûr ? Je ne pense pas que ce soient des Duadäns.
— Moi non plus. Mais on n’est jamais trop prudent.
Ils s’écartèrent de la route et s’abritèrent sous les ramures des hêtres et des tilleuls qui poussaient en bordure de rivière. Ils trouvèrent un creux, à l’abri derrière quelques plants de myrtilliers, d’où ils pouvaient observer la chaussée sans être vus.
Pendant un temps, ils ne perçurent que le doux roulis de l’eau sur les pierres, le murmure des feuilles et le chant d’une pie. Puis vint le son caractéristique qu’attendait Saule : les sabots d’une avant-garde, suivis du martèlement de centaines de bottes et du grincement d’un train de bagage lourdement chargé.
Un détachement de cavalerie légère passa devant eux. Les soldats portaient l’aigle bicéphale dorée sur champ noir de Graad sur leurs tabards et déployée en grand sur l’étendard.
— Ce sont les renforts attendus à Tierne, souffla Lysbeth.
— En effet, marmonna Saule, qui restait toutefois immobile.
— Nous n’avons plus besoin de nous cacher, dans ce cas.
— Attendez un moment.
— Qu’y a-t-il ?
— Attendez, juste un moment.
Saule aperçut bientôt un ensemble de cavaliers en armures lourdes, dont les chevaux de guerre étaient bardés de noir et or, mais aussi d’autres couleurs. Un spectacle éblouissant. Les puissants destriers faisaient trembler le sol. Et au milieu d’eux, un homme svelte au port altier. Ses cheveux, blanchis par l’âge, étaient encore çà et là saupoudrés de cuivre. Coupés net, assortis de favoris bien taillés, ils soulignaient l’angulosité d’un visage sévère.
— On reste ici, déclara Saule.
— Comment ? Mais pourquoi ?
— Le margrave Raurken Von Graad est venu en personne, comme je le suspectais. Il ne pouvait pas manquer une occasion de verser le sang.
— Voyons, c’est une opportunité, répondit-elle. Je vais aller lui parler.
— Non, vous restez ici. Croyez-moi, vous n’avez aucune envie de faire sa connaissance.
Saule resta estomaqué par la réaction furieuse de Lysbeth.
— Cessez donc de présumer de mes réactions ! s’emporta-t-elle.
— C’est pour votre bien…
— Laissez-moi me préoccuper de mon propre bien. Nous n’avons pas le cœur pour les horribles spectacles, nous n’avons jamais vu de champ de bataille, nous sommes de petites créatures sans défense… Jamais personne n’a dit de moi que j’étais peureuse ou que je manquais de cran. Et si quiconque s’en était avisé, il aurait pu constater à quel point il se trompait.
— Je n’ai jamais prétendu que vous manquiez de courage, se défendit Saule.
— Mais votre comportement parle pour vous. Je n’ai peut-être jamais porté les armes, mais je sais manier une cognée. Je n’ai peut-être jamais reçu une flèche ou un coup d’épée, mais j’ai accouché cinq fois. J’ai enduré la perte de deux enfants en bas-âge et, plus récemment, de toute ma famille excepté ma fille. Mais je suis toujours là. Je ne risque pas de me briser au moindre contact.
Saule ne savait plus quoi répondre. Il ne comprenait même pas pourquoi il se sentait vaguement coupable.
— C’est vrai, finit-il par répondre, et j’admire votre courage. Croyez-moi.
— Alors pourquoi cet excès de tact ? Vous faites comme si j’étais une enfant. Ces gens sont censés nous protéger. Peut-être ont-ils parmi eux un guérisseur capable de soigner ma Tya. Elle est tout ce qu’il me reste et je ne vais pas laisser passer cette chance.
— Croyez-vous qu’ils arrêteront une armée en marche pour votre petite ?
— Eh bien d’après moi, ça vaut le coup d’essayer. Je suis prête à tenter n’importe quoi. J’ai bien persuadé ce barbier-chirurgien de nous accorder du temps.
— Je n’ai pas d’ordre à vous donner, mais de grâce, fiez-vous à moi. Je ne vous retiendrais pas si je ne craignais pas pour vous.
— Mais de quoi avez-vous si peur ?
Une douleur aiguillonna la poitrine de Saule tant les souvenirs étaient encore vifs.
— Je connais le margrave Raurken. Et lui me connaît aussi.
Elle se tut. Alors il s’expliqua :
— Lors de la tentative d’annexion de Kaltfel de 750, bon sang, ça fait pas loin de vingt ans… moi et les gars, on était attachés aux troupes du margrave. Une escouade jamais démoralisée, jamais fatiguée, toujours partante pour les tâches ingrates ou périlleuses. On a attiré l’attention. Le margrave a voulu qu’on se mette à son service à Graad. Et nous, on s’est sentis flattés, honorés. Mais nous n’avons pas seulement attiré l’attention du margrave. Un questeur s’est intéressé à mes chants. Vous connaissez ces gens ?
Lysbeth secoua la tête.
— Ce sont des prêtres, non ?
— Ce sont des créatures avides de sang. Ils traquent l’hérésie et brûlent tout ce qui déborde un peu de leur code. Il a soupçonné qu’il y avait de la magie dans mes chants et il s’est penché sur mon cas. Bien entendu, je n’ai pas été formé dans une académie, façonné par le Cercle. En outre Naïa, ma femme, était une païenne. Je n’ai pas attendu qu’il me fasse un procès pour fuir.
» Ce sont les hommes du margrave qui nous ont rattrapés. Le margrave… il a trouvé Naïa très à son goût. Et lorsqu’il l’a dévêtue, lorsqu’il a découvert les tatouages duadäns sur sa peau, il a dû juger que sa vie n’avait pas tant de prix. » Sa gorge se serra. Il émit un soupir vibrant tandis que le visage de son aimée lui revenait en mémoire. « Quant à moi, après avoir étudié mon cas, on a jugé que je n’étais qu’un « effleuré ». C’est-à-dire que je n’étais pas un élu, je ne possédais qu’un embryon de don pour les arcanes. Pas une grande menace, en somme. Ils ont simplement décidé de m’envoyer dans une académie pour m’enseigner leurs rudiments et leurs règles, et s’assurer que je rentre dans le rang. J’ai fui à la première occasion. Encore. Et je me suis trouvé une petite clairière à l’écart de tout. À l’écart d’un monde dont je ne voulais pas et qui ne voulait pas de moi.
Lysbeth gardait le silence. Il lisait de la pitié dans son regard. Il détourna les yeux.
— Vous comprenez, conclut-il. Vous êtes jolie, Lysbeth. Et cet homme, ce margrave, il ne s’encombrera pas de compassion, il ne s’intéressera pas à l’état de Tya. Mais il risque de vous faire du mal.
— Et à vous aussi.
— Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète.
Elle l’observa longuement. Le cortège d’hommes en armes s’achevait. Elle le laissa passer et s’éloigner, le regard toujours posé sur lui. En proie à une intense réflexion, elle hocha imperceptiblement la tête.
— C’est vous, n’est-ce pas ? finit-elle par demander, mais ce n’était pas vraiment une question. C’est vous qui l’avez empêchée de mourir, jusqu’ici.
— Je ne sais pas. Votre fille ressemble à sa mère. Elle ne manque pas de ressource.
— Mais vous avez chanté pour elle.
— J’ai fait ce que j’ai pu. Je ne suis qu’un effleuré.
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