Artisan du malheur (5)
Elle le trouva là, exactement où les hommes le lui avaient dit, au bord de l’épaulement rocheux. Immobile et mélancolique comme une statue, ses yeux étaient rivés à la vallée encaissée en contrebas. On aurait pu le croire prêt à sauter tant il semblait tracassé.
À son approche, il se retourna.
— Mère, dit-il d’un air contrit. Tout est calme pour le moment.
— Les éclaireurs ne sont pas attendus avant plusieurs heures. Il est encore tôt.
— Il sera toujours trop tôt.
— Peur et peine, les deux sœurs fidèles du guerrier. Je les connais bien, moi aussi. Mais ne t’inquiète pas, tu ne seras pas seul cette fois. Je serai là. Tout le clan sera là. Et nous aurons la surprise pour nous. » Son regard fut attiré par les frémissements de sa main droite. « Comment va ta main ?
Endraig la leva devant ses yeux. Replia et déplia ses doigts. Il ne pouvait plus les tendre au maximum. Les phalanges prenaient des inclinaisons étranges.
— Ça ira. Je dois simplement tenir mon bouclier avec. Je n’ai presque plus de douleurs.
— Bien.
Il se retourna vers la vallée, tapissée du vert sombre des bois et du vert plus tendre des pâturages, découpée des ocres rocheux des falaises. Çà et là, dans un creux ou au bord d’un torrent, se nichait une ferme paisible.
— On peut toujours s’arrêter là, souffla Endraig. C’est à moi qu’ils ont fait du mal.
— Et à moi. Et à tout le clan à travers toi.
— Le père de Lianore et ses hommes. Pas les pauvres gens qui habitent la vallée.
— Ces pauvres gens, comme tu dis, n’ont pas moins de mépris pour nous que ceux qui t’ont battu. Et ils occupent nos terres. Et ils profitent de cette mine sacrilège.
Endraig soupira.
— Si c’est la peur qui te…
— Ce n’est pas la peur. Pas uniquement. C’est surtout Lianore. Elle m’aime, Mère. Elle n’est pas comme son père.
— Si nous la trouvons, je te promets de ne pas lui faire de mal.
— Et tous les autres ? Je ne peux pas croire qu’elle soit la seule. Les Duadëyrs ne peuvent pas tous être mauvais. Tu es… si dure. Ta haine envers eux est si inconditionnelle.
Elle sourit, se moquant gentiment de sa naïveté.
— Et toi tu es si jeune. Tu auras encore maintes occasions d’être déçu, mon fils. Surtout si tu fais confiance aux Duadëyrs. Ils sont impitoyables, cruels et ne respectent rien. Nos ancêtres en ont fait les frais bien avant nous.
— Nos ancêtres. Il y a combien de générations ?
— Beaucoup, c’est vrai. Et rien n’a changé. C’est même pire qu’avant, depuis qu’ils exploitent leur essence.
À nouveau il lui fit face pour la regarder dans les yeux.
— Pourquoi n’es-tu pas franche avec moi ?
— Que dis-tu ? J’ai toujours été franche avec toi.
— Allons, Mère. Je sais.
— Et que sais-tu au juste ?
— Toi aussi, tu as aimé un Duadëyr.
Elle se figea et ne dit rien.
— Grand-père m’en a parlé.
— Oh, je m’en doute. Qui d’autre ?
— Alors c’est vrai.
Elle ferma les yeux et exhala un souffle vibrant.
— C’est à cause de lui, c’est ça ? Llohir… bienveillant duhïn. C’est lui qui a semé le doute en toi. Il espère que tu réussiras là où il a échoué. Il espère que tu nous détourneras de ces représailles.
— Peut-être. Un peu. Mais ce n’est pas ainsi qu’il l’a exprimé.
— Il est trop rusé pour ça.
Endraig secoua la tête.
— Ne sois pas si dure avec lui. Je nourrissais déjà des doutes avant de lui parler. Il m’a simplement rassuré. Je m’en voulais pour tout ça, je me sentais coupable. Coupable d’une terrible bêtise. Mais il m’a dit que jamais l’amour n’était une bêtise.
— Et au passage, il a semé en toi ses propres aspirations.
Endraig hocha la tête avec un sourire compatissant.
— Un peu comme toi maintenant.
Elle en resta sans voix. Depuis quand son fils la mouchait-il ? Elle se sentait vexée et cependant il n’avait pas tout à fait tort. Elle l’avait mérité.
Il dut percevoir son désarroi, car il s’approcha et posa sa main sur son bras avec beaucoup de délicatesse.
— Je n’ai pas peur de me battre, maman. Mais je veux savoir pourquoi.
— Tu as tellement grandi…
— Raconte-moi. Tu ne les as pas toujours haïs. Tu en as même aimé un.
— Il n’y a rien à raconter. Rien qu’une histoire triste, amère, horrible, qui ne concerne que moi.
— Voyons Mère, pas que toi. Je n’ai jamais connu mon père et je n’ai jamais rien demandé. Mais admets que ça me concerne, moi aussi.
Elle l’observa longuement, ce nourrisson devenu homme.
— Tu as raison. Je te raconterai peut-être un jour. Pas aujourd’hui. Nous n’avons pas besoin d’un moral en berne. » Elle passa les doigts dans le feu de ses cheveux. « Tout ce que tu as besoin de savoir aujourd’hui, c’est que, comme toi, j’ai en effet aimé un Duadeÿr. Et comme toi, ce n’était pas une bêtise. Mais beaucoup de mal et de tristesse en ont découlé. Les Duadeÿrs n’ont pas accepté notre union. Ils ne l’accepteront jamais. Je m’en suis sortie, mais ils l’ont… ils l’ont…
Une boule lui serrait la gorge. Une larme menaçait de déborder. Ça faisait pourtant si longtemps. Son fils la serra contre lui. Étrange comme la situation s’était inversée. À présent, c’était lui qui se proposait de la rassurer.
Endraig finit par s’écarter et la regarda. Et il y avait de la fermeté dans ce regard. Il voulait savoir.
— Ils l’ont tué ? demanda-t-il doucement.
— De la plus horrible des manières, oui. Un supplice que seul un peuple aussi cruel pouvait inventer. Ce sont des monstres.
— Quel est ce supplice ?
— Vraiment ? Tu veux ? Bah, après tout, tu es en droit de savoir. Et de savoir quels monstres tu vas affronter ce soir. Ils appellent ça la mutilation péanique. Et ils infligent ça à ceux qu’ils considèrent comme les pires scélérats, la pire engeance de leur espèce dégénérée.
— De quoi s’agit-il ?
— Je ne sais pas exactement à quels rites impies ils s’adonnent, quelles tortures ils infligent. Mais au bout du compte, ils coupent ton lien élémentaire avec le monde. Ils tranchent ton âme, amputent ce qui fait de toi un être humain. Au passage, ils mutilent aussi ta gorge, resculptent ta voix. Ils font de toi un esclave réduit à chanter dans leur Chœur Éternel jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et ce chœur est supposé éloigner les ténèbres des croyants. Tu parles. Si tu veux mon avis, le ver est dans la pomme et la pomme est pourrie. Probablement depuis l’aube du monde. Depuis la chute des déesses.
— C’est ce que suggèrent les chants des duhïns.
— Alors tu vois, Endraig. Je suis toujours en vie, mais je l’ai payé au prix fort. Et ils m’ont pris l’homme que j’aimais. Un homme bon et honnête. Ils l’ont traité comme la lie de leur société. Il n’y a aucune compassion à attendre d’eux et nous n’allons pas leur en montrer non plus. Car ils doivent apprendre ce qu’il en coûte de toucher à l’un des nôtres. Ils le doivent, car sinon, que se permettront-ils ensuite ?
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