Artisan du malheur (9)

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— Aucune résistance, comme attendu. La plupart des villages sont déserts, nos fourrageurs prennent ce dont ils ont besoin dans des fermes abandonnées, même les postes de guet sont vides. Nos unités de reconnaissance ont bien rencontré l’une ou l’autre patrouille de Tierne mais ont évité l’accrochage jusqu’à présent.

Dans son dos, l’éclaireur faisait son rapport à Berend. Louve regardait par la fenêtre le va-et-vient des membres du clan. Ils avaient fait un joli butin dans ce monastère. Et l’endroit faisait en outre un quartier général des plus confortable.

— Plus rien depuis Nessel ? demanda le chef.

— Hormis quelques échanges de tirs et d’insultes, non. Des blessures sans gravité. Ils n’osent plus nous suivre à couvert.

Nessel avait été le seul avant-poste à offrir les armes. Ils s’étaient bien défendus et les Duadäns avaient eu à déplorer quelques pertes. Devant cet obstacle, les guerriers du clan avaient fait mine de fuir vers les bois et simulé une débandade. Enhardie, la garnison de Nessel s’était jetée à leurs trousses. Une fois dans les sous-bois, ils avaient réalisé leur erreur. Les terrains irréguliers offraient aux Duadäns l’opportunité de mettre en œuvre tous leurs talents d’escarmoucheurs. Il n’y avait plus eu qu’à balayer les rangs désorganisés des Duadëyrs. Mais ils avaient appris la leçon.

— Très bien. Autre chose ?

— Une nouvelle troupe de braves nous a rejoints. Du clan Lynvar, cette fois. Ils ont eu récemment de vifs désaccords avec le burgrave de Tierne et veulent voir la ville brûler.

— D’accord. Comme les autres, qu’ils dépêchent l’un des leurs auprès de moi pour nous concerter. Pas d’initiative personnelle.

— Ils sont avertis.

— Bien, je les recevrai dès l’aube. Si c’est tout, tu peux disposer.

L’éclaireur prit congé et se retira. Berend lâcha un long soupir.

— Jusqu’ici, tout se déroule au mieux. Et chaque jour, de nouveaux ashvars nous rejoignent. Mais quelle est la prochaine étape ? Tierne me semble…

— Un assaut sur Tierne est exclu, dit Louve en se retournant.

Berend prenait ses quartiers dans la chapelle du monastère. Ses cartes étaient étalées sur l’autel. Il les observait avec attention, à la lueur des cierges. Mais Louve devinait qu’il était un peu perdu. De la bonté, de l’honneur, du dévouement, il en avait à revendre. Et au fond, ses qualités n’en faisaient pas un si mauvais chef. Toutefois il n’avait jamais eu l’étoffe d’un meneur. Il s’était toujours beaucoup reposé sur les avis de son duhïn. Du moins jusqu’au retour de Louve.

Elle s’approcha de la table de pierre et des cartes annotées.

— La ville est fortifiée. Ses murs ne valent pas ceux de Graad ou de Lichthel, mais la prendre, sans parler de la tenir, nous coûterait très cher. Et dans quel intérêt ?

Berend hocha la tête en se mordillant la lèvre.

— C’est ce que je pense aussi. Mais alors que suggérez-vous ?

Berend se tourna également vers Llohir, qui se tenait un peu à l’écart, vigilant. C’était là une manière de l’inclure dans les décisions, même s’il désapprouvait la témérité qui les avait amenés jusque-là.

— Je suis sûr que ma fille y a déjà réfléchi, dit simplement le duhïn.

— Allons, Père, le sarcasme ne te ressemble pas. Tes lumières nous sont toujours précieuses.

— Mais c’est bien toi qui a proposé de marcher sur Tierne.

— En effet, mais je n’ai pas proposé de la conquérir. Nous allons nous occuper de la campagne alentour, jusqu’à une portée d’arc des murs, qu’ils puissent voir leur pays partir en fumée. Ils sortiront.

— Et nous les affronterons sur la plaine, conclut Berend. Reste à choisir le champ de bataille.

— Précisément.

Louve se pencha sur les cartes et posa un index sur l’une d’elles.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Berend.

— Un moulin.

— Un moulin ?

— Il est situé sur une crête qui délimite un petit val en bordure de forêt. C’est là que je te suggère de combattre.

— Qu’est-ce qui différencie ces collines des autres ?

— Le vallon accidenté couvert de bruyère, les bois dense tout proches, la proximité de Tierne. L’endroit est parfait. Il offre des possibilités de repli et conviendra à merveille à notre façon de guerroyer.

Berend la regarda, l’œil brillant.

— Tu en parles comme si tu connaissais cet endroit.

— Je l’ai vu.

— Une vision ?

Elle hocha la tête.

— Je pouvais presque sentir le vent dans les hautes herbes.

— Tu voudrais les faire sortir des murs, les attirer là et tenir la crête.

— Plus ou moins. On les fait sortir et on les mène dans ce vallon. Une force réduite et légère. Elle se fond ici, dans les bois. Ils ne s’y aventureront pas. Plus maintenant. Et pendant ce temps, le gros de nos forces prend possession des hauteurs et leur coupe la retraite. » Son doigt glissait sur la carte et y traçait d’invisibles arabesques tandis qu’elle parlait. « Pris au piège sur ce terrain, contraints de gravir un versant, ils devront regagner chaque pas à la pointe de l’épée sous une incessante pluie de traits.

— Ou s’enfoncer dans les bois.

— Et le résultat sera le même. Sauf qu’ils s’éloigneront de la sécurité de leurs murs.

Berend réfléchissait et martyrisait sa lèvre de plus belle.

— Et s’ils ne s’aventurent pas dans le vallon ?

— Ils le feront. Ils sont plus nombreux, couverts de leur bon acier, certains de leur supériorité et avides d’en découdre, après le pillage de leurs villages. Il n’y aura pas de place pour le doute.

— Ça m’a l’air bien, murmura le chef. Qu’en dites-vous, Llohir ?

— Comme je l’ai dit, ma fille y a réfléchi. Si vous désirez tuer des Duadëyrs, sa proposition me semble excellente. Et l’on peut se fier à ses visions. J’en appellerai à la protection des dieux pour favoriser notre succès.

— Parfait, dit Berend en claquant des mains. Il se fait tard. J’y réfléchirai et j’en discuterai avec les oudvaris et les représentants des autres clans. Demain, nous déciderons de la marche à suivre plus en détail.

Louve se retira et son père se glissa dans son sillage. Il la rattrapa et, avant de quitter la chapelle, lui glissa à l’oreille :

— J’ai compris ce que tu cherchais.

Elle s’immobilisa et le regarda dans les yeux sans dire un mot.

— Je sais qui tu veux attirer ici pour l’amener à moins d’une épée de distance de toi, poursuivit-il. Mais combien de nos braves faudra-t-il sacrifier pour atteindre ton objectif ?

— Nous devons tous mourir. Vivre sa vie avec cette certitude à l’esprit permet d’en tirer le meilleur. Tu nous l’as toi-même enseigné.

— Mais il n’est pas question de sacrifier sa vie en vain.

— As-tu vu les hommes et les femmes qui nous suivent ? Ils n’ont plus paru si vivants depuis longtemps. Ils ont enfin retrouvé leur fierté. Et je gage que chacun d’entre eux préfère une mort digne à l’épée que cette longue suffocation que nous imposent les Duadëyrs.

— Et Endraig, le sacrifieras-tu aussi ?

Un sourire peiné passa sur son visage, puis Louve se détourna, prit soin de contourner la flaque de sang encore frais d’un prêtre duadëyr et quitta la chapelle.

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