Artisan du malheur (19)

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Ils étaient quatre, rien que pour elle. De solides gaillards en armes, l’aigle dorée de Graad sur la poitrine, pour l’escorter. Et elle portait des fers aux poignets, reliés à une chaîne tenue par l’un des gardes, comme une laisse.

Escaliers et couloirs se succédaient, les éloignaient des cachots pour les rapprocher du sommet du donjon. Depuis de telles hauteurs, on pouvait embrasser toute la cité du regard. Mais une nouvelle averse faisait pleurer les croisillons des fenêtres, si bien que Louve n’en distinguait qu’un camaïeux de coulées grisâtres.

Ils frappèrent à une lourde porte et furent invités à entrer.

Elle reconnut aussitôt les lieux. Une antichambre. Des fenêtres géminées. Des fauteuils disposés face à une imposante cheminée en pierre. Une porte, au fond de la pièce, donnait sur une chambre à coucher. Sur la chambre à coucher. Un frisson, tout à la fois de terreur et de dégoût, remonta l’échine de Louve.

Assis dans l’un des fauteuils, le margrave Raurken Von Graad les attendait, un verre de vin à la main. Sur la table basse à côté de lui reposait un petit paquet, une sorte d’escarcelle de cuir. Ils s’approchèrent et elle serra encore un peu plus fort son tesson de cruche. Son souffle s’accéléra. Ses dents grincèrent sous la pression. Malheureusement, ils s’immobilisèrent hors de portée.

Le margrave l’observa, l’œil brillant. Il la détailla, de bas en haut, sans aucune pudeur. La tunique sale ne la couvrait que jusqu’à mi-cuisse. Elle ne portait rien d’autre. Il but une gorgée de son vin. La savoura. Mais Louve soupçonnait qu’il savourait encore davantage sa victoire.

— Tu n’as pas changé, déclara-t-il. Toujours la même, et c’est un compliment. À te voir ainsi, c’est comme si près de vingt ans s’effaçaient soudain.

Elle n’avait aucune envie d’entrer dans son jeu, mais elle ne pouvait s’approcher, ainsi retenue par la chaîne. Il lui fallait donc trouver un moyen de provoquer le margrave. De le pousser à s’approcher de son propre chef.

— Vous par contre, vous avez changé, rétorqua-t-elle. Toujours aussi répugnant, mais beaucoup plus vieux.

Le sourire de Raurken s’élargit.

— Non, pas d’un iota.

— C’est pour ça que vous avez peur ?

— Peur ?

Elle désigna les gardes du menton.

— Toute cette escorte et ces chaînes.

— Tu es capable de provoquer un sacré bazar, tu sais. Bon sang, tu as mis un quart de ma province à feu et à sang. Tu as mis à genoux mes vassaux de Tierne. Je me suis mis en marche, pensant affronter un terrible roi barbare. J’étais loin d’imaginer que c’était toi.

Elle le défia du regard. Le sien pétillait d’amusement, tandis qu’il reprenait une gorgée de vin.

— Vous m’avez fait venir simplement pour me montrer vos beaux fauteuils et votre vin de prix ?

— C’est pour moi que tu as fait tout ça ? demanda-t-il. Tes escarmouches, ta campagne de massacres, c’était juste pour me faire mettre le nez dehors ?

— Ne vous accordez pas trop d’importance.

— Mais pour quoi d’autre ? Ce n’est pas cette mine insignifiante que vous avez détruite au bord de vos montagnes, tout de même.

— Et vous, comment justifiez-vous d’avoir perdu votre héritier, votre unique fils, sacrifié pour une révolte locale, le soulèvement d’une poignée de sauvages ?

Le sourire du margrave se figea, se mua en grimace menaçante. Il se leva. Le vin frémissait dans son verre. Il n’avait plus qu’à faire un pas ou deux. Du gras du pouce, elle éprouva le tranchant de son anse brisée.

— Vous savez quoi ? reprit Louve. Je suis bien contente que vous m’ayez fait amener jusqu’ici. Parce que j’ai quelque chose à vous annoncer.

Ils échangèrent un regard brûlant et elle prit tout son temps pour savourer le coup qu’elle s’apprêtait à asséner. Le coup de grâce.

— C’est mon fils qui a frappé le vôtre à la tête. Un coup porté avec un marteau pris sur la dépouille d’un chevalier de Tierne. C’est mon propre fils qui a tué Eyken. Mais ce n’est pas tout. Car ce fils, voyez-vous, il grandissait dans mon ventre lorsque vous m’avez relâchée. Et il n’y était pas lorsque vous avez tué mon mari.

Le margrave déglutit. Le feu s’était éteint dans son regard, pour ne laisser qu’un vide glacé.

— Vous êtes le père de mon fils, margrave, conclut-elle bien qu’elle sût pertinemment qu’il avait compris. Ce qui fait de vous l’artisan de votre propre malheur.

L’espace d’un instant, Louve crut qu’il allait chanceler. Mais il se ressaisit. Et, alors qu’elle pensait le terrasser avec sa révélation, elle discerna au contraire une lueur nouvelle dans ses yeux. Comme une sorte de… plaisir. Ce fut son tour de se sentir désarçonnée. Elle fit de son mieux pour n’en rien montrer.

Et tandis qu’elle se décomposait intérieurement, ébranlée par la réaction inattendue du margrave, il ne cédait pas aux provocations, ne s’approchait toujours pas. Au contraire, il s’éloigna d’un pas et se pencha sur la table basse. Il posa son verre et ramassa l’escarcelle.

Lorsqu’il se redressa, il souriait à nouveau. Et le jeu des flammes dans l’âtre peignait sur ses traits les reflets d’une cruauté démente.

— Le destin est joueur, n’est-ce pas ? Ton peuple croit bien à la destinée ?

Tétanisée, elle fut bien incapable de répondre. De toute manière, il s’en moquait.

— L’Histoire est faite de tours et de détours. De notes d’une si parfaite ironie qu’on ne peut manquer d’y voir l’œuvre d’un dieu espiègle. Et je crois que nous sommes, tous les deux, ici et maintenant, les victimes et les témoins privilégiés d’une telle occurrence. Car vois-tu, j’ai moi aussi une nouvelle à t’annoncer.

Il jeta à ses pieds la bourse de cuir. Elle atterrit avec un son mat.

— Je t’en prie, ouvre, dit-il avec une douceur sournoise.

Elle aurait voulut s’en empêcher, mais son corps ne lui répondait plus vraiment. Au fond d’elle-même, une froide certitude se débattait. Elle voulait savoir. Louve se pencha, tendit sa main libre et l’ouvrit. Ses sourcils se froncèrent. Elle ne contenait qu’une poudre noirâtre qui lui tacha les doigts.

— De la cendre, expliqua le margrave Raurken. Les questeurs en gardent toujours un échantillon après avoir brûlé un apostat. Une de leurs traditions étranges.

Sans comprendre encore, Louve sentit son corps se geler, depuis les extrémités, comme si elle avait été jetée nue au cœur de l’hiver.

— Soliloc, ton mari, précisa le margrave, sur le ton qu’on emploie pour enseigner une notion simple à un enfant. Il a été brûlé voici quelques jours, sur la place où tu vas toi aussi brûler sous peu.

— Que… Comment…

Le visage du margrave affichait un pur plaisir rehaussé par l’éclat du feu.

— Il était mort, souffla-t-elle. Vous l’aviez envoyé au Chœur Éternel.

— C’est ce que je t’avais dit, oui. Comme je l’ai évoqué, je croyais t’avoir brisée.

— Saule… Il était vivant ?

— Et maintenant, il est bel et bien mort.

Le margrave désigna le petit paquet de cendres à ses pieds.

— Je ne l’ai appris qu’il y a quelques instants, poursuivit-il. Il a été arrêté et brûlé pendant mon absence. Par un questeur. Il aurait chanté et produit une forme de… magie. Comme autrefois. » Il s’interrompit. Prit un instant, une éternité, pour la détailler. Comme un chat qui joue avec une proie. « D’après ce qu’on m’a dit, il a été pris en tentant de sauver une gamine. Une victime de tes pillages.

Le cœur de Louve se brisa net. Elle suffoquait.

— Alors tu vois, conclut le margrave, le destin est parfois bien joueur. Car en fin de compte, tu es toi aussi l’artisan de ton propre malheur.

Le monde disparut autour de Louve. Elle n’entendit pas le rire du margrave, elle ne sentit pas la poigne des gardes qui la remmenèrent à travers les couloirs, elle ne savait pas même depuis quand au juste elle avait regagné sa cellule.

Tout son être était engourdi. Les pensées refusaient de se formuler, trop douloureuses. Une sorte de cocon imperméable l’empêchait de rien ressentir. La moindre fissure dans ce cocon la soumettrait à une torture insoutenable.

Le temps passa toutefois. Et avec le temps s’esquissèrent de fines lézardes. Elle perçut les limites de son propre corps. Son dos voûté, recroquevillé en position fœtale. Ses yeux brûlaient. Elle avait pleuré. Et elle sentait autre chose aussi. Une sorte de noyau solide, entre ses mains. Un objet étranger à son corps. Un éclat de céramique dur.

L’idée la frappa avec la force d’une vague déferlante. Elle tenait là la clé de sa prison.

Sans avoir besoin de réfléchir, le geste machinal, elle appliqua la pointe du tesson sur sa gorge.

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