La Dernière Auberge (5)

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Un silence plus total encore accueillit la fin de cette histoire-ci. Endriksen rajouta deux bûches sur la flambée dans une bouffée de crépitements et d’escarbilles.

Le père Jerum ronchonna.

— Humpf… Ainsi vous trouvez des excuses à ces païens.

— Je ne cherche d’excuses à personne, se défendit le Conteur. Je tenais simplement à exposer une évidence : les ressentiments que vous nourrissez à leur égard sont très similaires à ceux qu’ils nourrissent pour vous.

— C’est encore plus triste que l’histoire du Chevalier au Lys et de sa dame, soupira Tylda. Ils ne demandaient qu’à s’aimer.

Elle échangea un regard chargé d’émotion avec Blandin. Un regard un peu trop long pour être parfaitement innocent.

Endriksen fourgonna un coup le foyer, puis appuya ses deux mains calleuses sur le tisonnier. Dans ses paluches, la tige d’acier ressemblait à un fétu de paille.

— C’est ce qui arrive quand on attire l’attention du mauvais seigneur, grommela-t-il. Au final, c’est cette loi-là qui prévaut, la loi qui régit les rapports entre celui qui règne et celui qui courbe l’échine. On vaudra jamais mieux que du crottin de cheval, pour ces messieurs.

— On n’est pas tous pareils, rétorqua Mikken, un peu vexé.

— Ha ha, on n’est pas tous pareils, s’esclaffa de nouveau Vieux Tedd…

— Quoi ? Qu’est-ce qu’y a encore ?

— Le Vieux veut simplement dire que t’es que du crottin, toi aussi, expliqua le soldat. Tu ne comptes pas. Qui se soucie de ton Trou ? » La remarque et ses implications graveleuses provoquèrent quelques ricanements. « Mais ceux qui ont véritablement du pouvoir tiennent nos vies entre leurs mains. S’ils décident de serrer la poigne, elles sont broyées. J’en sais quelque chose.

Il agita sa jambe de bois et la reposa avec un choc qui fit trembler le plancher.

— Que s’est-il passé ?

— La perte de la jambe, c’est rien. La boucherie habituelle. Juste que cette fois-là, ben c’était mon tour. Mais ce qui me fout vraiment en rogne, c’est qu’après quinze ans de bons et loyaux services, on m’a préféré un jeune bleu fier comme un paon, moins abîmé, et surtout mieux né. On aurait aussi bien pu me laisser crever sur le champ de bataille, finalement. Un soldat sans solde, ça ne fait pas long feu.

— Un soldat sans jambe, c’est pas très utile non plus, faut dire », fit remarquer Philambeau avec une pointe d’amusement. Il glissa sur sa chaise et posa ses pieds croisés sur la table. « Ces messieurs les grands seigneurs sont souvent critiqués, mais ce ne sont pas tous des crevures sans cœur. On n’a pas forcément à se plaindre, ça pourrait être pire. Du moins si on a un brin de jugeote et de talent.

— Pourquoi ? T’es tombé sur un gentil mécène ? T’as pu mener la grande vie et recevoir une instruction ? Je sais pas si t’as du talent, gamin, mais en tout cas t’as du bol, félicitations !

Philambeau ouvrit la bouche, mais sans émettre un son. Il tenta de dissimuler son malaise, mais la tête légèrement rentrée dans les épaules et le rose qui saupoudrait soudain ses joues ne trompaient pas.

— On peut quand même citer les noms de seigneurs et de rois qui furent de grands hommes, dit Ombeline en rangeant une mèche blonde derrière son oreille. Wilhelm Dragon Blanc, Tybrus le roi-mage, le duc Gauvain le Débonnaire. Sans le roi Ivo Wissdrach, les Douze ne se seraient peut-être pas unis pour s’opposer au Roi-Vouivre.

— Mais ils avaient beaucoup à perdre à ne pas le faire, contra Endriksen. Bien plus que nous, au final. Car en fin de compte, être l’esclave d’un sang bleu ou d’un suprémaciste ne fait sans doute pas grande différence.

— C’est clair, intervint Blandin, ces messieurs tiennent à leurs privilèges. S’ils se sont unis alors, ce n’était pas tant pour nous protéger que pour préserver leur héritage.

— Exact. Tu peux tomber sur un gentil brave petit seigneur, je dis pas le contraire, faut juste pas toucher à son titre ou à son escarcelle. Maintenant c’est sûr que si tu tombes sur la pire des crapules, mieux vaut éviter de te trouver sur son chemin.

Mikken jeta ce qu’il lui restait de cartes en main, après avoir perdu une énième partie de damoiseau.

— N’empêche vous pouvez vous moquer, grogna-t-il, mais nous autres chevaliers sommes tenus de défendre des vertus élevées, c’est notre honneur qui est en jeu. Et ce n’est pas petite chose, pour nous. Celui qui prend ça à la légère n’est pas digne de son titre.

Le Vieux réprima un nouvel accès d’hilarité.

— Arrête donc, le Vieux, veux-tu ! s’énerva Mikken. C’est sérieux. Pour des questions d’honneur et de vertu, sir Wendred, mon ancien maître, a plus d’une fois tiré l’épée. Il n’était peut-être pas seigneur de grand-chose, mais c’était une fine lame et il mettait volontiers sa vie en jeu pour défendre de nobles causes.

— Wendred l’Écureuil ! Oui, ça me revient, maintenant je m’en souviens, dit Endriksen en se préparant une nouvelle pipe. Un duelliste !

— Tout à fait. Il n’a jamais refusé de relever un gant, et il s’est rarement avoué vaincu.

— Il a au moins relevé un gant de trop. Il a été tué par Christofal Morano, maître d’arme à la cour de Cimeroy, si je ne m’abuse. Pour les beaux yeux d’une demoiselle…

— L’honneur des dames lui importait certes beaucoup, reconnut Mikken. Mais il n’est pas mort. Il a été gravement blessé et… il a ensuite cessé de croiser le fer. Il faut dire qu’il ne rajeunissait pas. Mais il m’a appris tout ce qu’il savait.

— Tu serais une fine lame, toi ?

— Je me débrouille », se rembrunit le jeune burgrave. Puis il se tourna vers le Conteur. « Vous n’auriez pas ça pour nous, dites-moi ? Une histoire de combat, l’exploit d’une lame de légende, ou quelque chose dans ce goût ?

Un sourire se dessina dans la barbe grise.

— J’en ai, bien sûr. J’ai un duel à vous proposer. Mais je ne suis pas certain qu’il sera exactement à votre goût.

Mikken se frotta les mains.

— Parfait ! dit-il. Nous vous écoutons.

— Si vous insistez. Et si personne n’y trouve à redire.

Mais l’auditoire était déjà tout ouïe.

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