Le duel (1)
Le baron vida le reste de sa chope d’un trait et la reposa bruyamment sur la petite table. Une écume de mousse s’attardait dans les picots de sa moustache mal entretenue. Affalé sur sa chaise, son regard vide renvoyait les éclats de la flambée. Rien ne subsistait du panache du vieux coq, depuis Kaltfel. Il trouva néanmoins la force de lever une lourde main à l’adresse du tavernier pour être resservi.
— Vous ne préférez par rentrer, messire ? demanda sir Reynard Mundorp, le capitaine de sa garde.
— Pas encore, Reynard. Pas encore.
La soirée était encore longue. Le baron était loin d’en avoir pour son compte. Un tel chagrin ouvre un abîme qu’il est ardu de noyer.
Reynard, se désolait de ce spectacle. Il avait passé toute sa vie aux côtés du baron, comme son père avant lui. Il l’aimait comme un vieil oncle bienveillant, comme un ami. Et il l’avait connu si vivant et fier. Naguère encore, sur le champ de bataille, infatigable et intrépide, son coq arboré avec orgueil sur son surcot imbibé de sang. Il avait alors songé que l’âge pas plus que la peur n’avait de prise sur lui. Mais à le voir là, avachi devant l’âtre, épaules voûtées, regard éteint, les années semblaient l’avoir rattrapé. Avec des intérêts de retard.
Mais le chevalier en connaissait la raison. Kaltfel. Il y avait combattu, lui aussi. Et lui aussi, il y avait perdu un être cher. Sir Humfred Mundorp, précédent capitaine de la garde du baron, son propre père.
Le capitaine pleurait sa mort, bien entendu. Toutefois c’était dans l’ordre des choses. Son père était âgé déjà, il avait eu une belle vie et une belle carrière au service de son baron. Il avait péri en héros. Reynard pourrait raconter à ses enfants que leur grand-père avait permis de sauver Kaltfel, qu’il avait emporté plus d’un ennemi dans la tombe, qu’il avait donné sa vie pour son baron et son roi. Il s’était peut-être agi de sa dernière opportunité de finir avec tant d’éclat. En fin de compte, sir Humfred avait probablement échappé à un lent déclin, prisonnier de sa couche, sans gloire aucune. Aussi le chagrin de Reynard était-il adouci.
Bien sûr, il n’en allait pas de même pour le vieux coq. Le baron Jacub Stragov avait perdu ses deux fils. Deux jeunes hommes prometteurs. Sa descendance.
Klaus, l’aîné, avait été fauché dès la première charge. L’épée à la main, mais sans avoir eu l’occasion de porter le moindre coup. Trop éloigné des protections tissées par les enchanteurs royaux, un éclat incandescent avait fondu du ciel et traversé son armure comme une lance foudroyante. La vie avait aussitôt quitté son corps. Il était tombé à ses pieds, tandis qu’autour les hommes les dépassaient et les enjambaient pour atteindre les Mörnvardiens. Reynard avait failli être piétiné. Mais il n’avait rien pu faire pour le jeune seigneur. Un trou fumant béait dans sa poitrine, là où s’était trouvé son cœur. Le plastron était percé des deux côtés. La stupeur s’était figée à tout jamais dans son regard, derrière la visière. Impuissant, Reynard s’était redressé pour aller se battre aux côtés des autres.
Le désespoir et la tourmente avaient cependant achevé leur ouvrage lorsque le baron avait perdu Mickel, le benjamin. Mickel n’avait pas grand-chose d’un guerrier. C’était un gamin rieur et blagueur, un peu gaffeur. Un rayon de soleil permanent. Le petit préféré, en dépit de l’amour qu’éprouvait le baron pour ses deux fils. En apprenant la mort de Klaus, messire Jacub avait tout fait pour tenir son cadet à l’écart du danger. Il l’avait placé sous la protection de sir Humfred. Mais lorsqu’un remous de la bataille avait menacé d’encercler le roi, le vieux coq n’avait pas hésité. Il avait mené ses hommes au plus fort des combats pour protéger les arrières de son souverain. Son capitaine et son second fils, comme tant d’autres, l’avaient payé de leur vie.
Kaltfel était sauve. Le roi était sauf. Mais le prix de la victoire était élevé. Et la fête avait été amère.
Depuis lors, le baron venait quotidiennement apaiser ses maux dans les troquets de Lichthel. Il cherchait les fantômes de ses souvenirs dans la danse des flammes, les reflets ambrés de la bière ou la rumeur de la clientèle avinée. Il y guettait une silhouette familière, un rire réconfortant. Pour être toujours déçu. Et tout navré qu’il fût, Reynard restait à ses côtés, impuissant à le sauver comme il l’avait été à sauver ses fils.
Le baron reposa une chope à nouveau vide. Le choc le tira de ses pensées.
— T’ai-je déjà raconté cette fois où Mickel affronta son premier adversaire à l’épée ? demanda le baron.
Le capitaine sourit.
— Oui, baron. J’étais alors écuyer chez les Falke. Mais je ne me lasse pas de l’entendre.
— Bon sang ! Mickel désirait tellement devenir un preux chevalier. Et il avait tellement la bougeotte, cet enfant. Et voilà qu’il me chipe mon épée et se la trimbale à travers le domaine. Elle est si lourde pour lui qu’il doit user de ses deux mains et la poser sur son épaule lorsqu’il ne tente pas d’audacieux moulinets. Mais un horrible monstre était tapi dans son antre et l’attendait…
— Dans la basse-cour.
Le rire franc de messire Stragov lui ôta un instant son masque d’angoisse.
— Exact, dans la basse-cour. Le coq n’entendait pas laisser ce trublion affoler ses cocottes. Et le voilà qui lui vole sur la tête et se met à lui picorer la tignasse comme s’il y cherchait un ver bien gras. Mais dans la tête du gamin, point de ver, que non ! juste des rêves de preux chevaliers. Il pleure, le gamin, il souffre, mais d’un moulinet héroïque, il le jette bas et le blesse à l’aile.
— Il avait terrassé son premier adversaire.
— Le soir autour de la table, on ne parlait que de son exploit. Il s’est trouvé tout pâle lorsqu’on a servi le coq, une tête d’ail en guise de caboche. Il a à peine touché à sa volaille. Et puis le gamin, il… il…
Le baron était secoué de soubresauts, le souffle court, tiraillé entre le rire et les larmes.
— Il a demandé s’il fallait dès lors décapiter le coq de votre bannière, acheva sir Reynard avec un sourire attendri.
Le seigneur hocha la tête, les lèvres serrées et le regard humide. Le capitaine fit un signe au tavernier, qui s’empressa de les resservir.
— À Klaus et Mickel, dit Reynard en levant son bock, qui n’ont jamais démérité face au danger.
Jacub Stragov leva le sien et but une longue rasade.
Là-dessus, la porte d’entrée s’ouvrit et livra passage à toute une compagnie d’hommes bruyants et déjà passablement éméchés. Des chevaliers, des seigneurs, débraillés mais bellement vêtus. Et au centre de l’attention et du brouhaha : un jeune homme. Beau garçon, blond et vigoureux, il ne devait pas compter plus d’une quinzaine de printemps. Il ne manquait toutefois pas d’aplomb au milieu de tous ses aînés.
Ils s’installèrent à une longue table voisine et commandèrent aussitôt une tournée. Le jeune éphèbe appela lui-même le tavernier :
— Brave homme, sers-nous donc ton meilleur vin ! Et remplis le verre de tous tes clients ici présents, que chacun partage mon allégresse !
L’auberge retentit bientôt de hourras, de rires, d’éclats de voix et de tout le tintamarre coutumier des beuveries. Le tavernier et ses enfants s’empressèrent aux tables, se faufilèrent habilement entre les convives. C’est une jeunette qui s’approcha du baron pour le servir.
— De la bière, s’il te plaît, grommela-t-il. Je ne change pas de monture en cours de bataille. » Puis il se tourna vers le généreux jeune homme. « À votre santé ! clama-t-il. Et à celle de tous ces jeunes braves qui peuvent encore en profiter.
— Santé vieil homme ! Et si vous voulez me faire plaisir, déridez-vous. Car ceci est un jour de fête !
— Je crains de ne pas avoir le cœur à vous satisfaire, malheureusement. Et dites-moi, que sommes-nous censés fêter au juste ?
— Mes éperons de chevalier.
Les sourcils broussailleux du baron frémirent.
— Puis-je vous demander votre âge ?
— La surprise vous aura fait oublier les félicitations de rigueur. Mais ce n’est pas grave et je vous répondrai bien volontiers : j’ai quatorze ans révolus.
— À votre âge, j’étais écuyer. Et je suis bien prêt à parier que tous vos amis également. Même les chevaliers du Sanctuaire n’entrent pas en noviciat avant leurs quinze ans. Puis-je dès lors vous demander ce qui vous vaut un tel privilège ?
Le visage du jeune homme se fendit d’un sourire éclatant. Et si sa belle assurance créait l’illusion de la maturité, sa fierté, par contre, était toute juvénile.
— Mes exploits, répondit-il non sans une certaine candeur.
Les sourcils du baron Stragov frémirent de plus belle.
— Ils doivent être fameux.
— Ils le sont. J’ai moi-même secouru les portes de Kaltfel.
Les dents du baron se serrèrent. Il venait de comprendre à qui il avait affaire. Reynard pouvait presque entendre le murmure de ses pensées. Combien de fois n’avait-il pas pesté et maudit le nom des Branngard. Et pas uniquement dans ses errances enivrées.
— Je vois, se contenta-t-il de lâcher d’un ton sec.
Et le capitaine savait ce qu’il lui en coûtait de n’en dire pas davantage. Il avait craint l’esclandre. C’est que le jeune gaillard était l’héritier d’un titre de duc. Mais le soulagement fut bref, car le jeune homme avait perçu le cassant glacé de son intonation.
— Vous voyez ? demanda-t-il, vexé. Parce que vous y étiez ?
Reynard posa la main sur le bras du baron, dans l’espoir d’apaiser le feu qui couvait en lui. Peine perdue.
— Oh que oui, j’y étais. Et si ma mémoire ne m’abuse, ce sont des lions qui ont flotté sur la porte et non point des dragons.
— C’est moi qui l’ai prise, vous dis-je. Vous avez devant vous le lionceau de Branngard.
— Et vous avez devant vous le baron Stragov. Tandis que le lionceau se couvrait de gloire aux portes de la ville où il hissait ses couleurs, je m’élançais au secours de mon roi cerné de toutes parts.
Comme le cœur de Reynard se serrait d’appréhension, le rouge montait aux joues du jouvenceau. L’un des membres de la compagnie se dressa à ses côtés, protecteur. En dépit de son pourpoint de brocart amarante, l’homme avait une tête d’assassin. Une envie de meurtre couvait dans ses yeux sombres.
— Qu’insinuez-vous, vieil homme ? demanda-t-il, menaçant.
— Ce ne sont pas des insinuations, ce sont des faits, répondit le vieux coq, imperturbable. Le roi était en péril. Nombre de braves ont donné leur vie pour le tirer du mauvais pas où il était engagé. Si vous y étiez, vous le savez. Or le petit duc a préféré mener ses forces vers un fruit plus tentant, un objectif d’où on pourrait voir ses couleurs briller plus haut. Mais le plus abject, dans cette histoire, ce n’est pas l’inconséquence d’un jeune homme épris de gloire comme on a tous pu l’être un jour, c’est qu’on le récompense pour ça avec des éperons qu’il n’a pas mérités. Mais dois-je m’en étonner ? Il est fils de duc, après tout.
Reynard se rendit compte qu’il s’était tassé au gré de la tirade du baron. S’il avait cru son impétuosité éteinte, il s’était gravement trompé. Messire Jacub Stragov n’avait rien perdu de sa trempe. Un silence oppressant s’était appesanti sur la taverne.
— Vous n’ignorez pas de qui sir Kallen est le fils, murmura le nobliau à la gueule de coupe-jarret. Vous devez donc savoir que de tels propos sont dangereux. Je ne vous ai pas encore mis les tripes à l’air, mais pas de quoi s’étonner, vous êtes baron après tout. » Il s’offrit le luxe d’un sourire prédateur. « Mais c’est le moment, je pense, de présenter vos excuses.
Ce fut au tour des pommettes saillantes du baron de rosir. Un orage couvait sous ses sourcils broussailleux. Jamais Reynard ne l’avait vu si furieux.
— Je suis navré, finit-il par lâcher d’une voix sourde, navré de faire partie d’une chevalerie pour laquelle l’honneur n’a plus aucune signification. Navré qu’un si grand seigneur en soit réduit à de si infimes ambitions qu’il lui faille faire passer ses erreurs pour des succès, uniquement pour satisfaire son impatience, pour des éperons qu’il aurait acquis honorablement une fois l’âge et la maturité venus.
— Vous dépassez les bornes…
— Calmons-nous, intervint Reynard. Nous avons tous bu notre content. Ne laissons pas la boisson nous dicter nos actes.
Tête d’assassin carra les épaules.
— Fort bien, dit-il, je vous conseille d’emmener ce poivrot chez lui faire un petit somme, qu’il fiche la paix à sir Kallen et ses amis. Sinon je m’en occupe moi-même. Mais pas sûr qu’il garde toutes ses dents.
— Allons, Ébert, du calme, dit le jeune Kallen Branngard d’un ton apaisant. Ce n’est pas la faute du baron Stragov. Regarde-le, son pourpoint usé, sa chemise tachée. Les Stragov, comme tant d’autres, ont oublié de vivre avec leur temps et d’investir dans le marché de l’essence. Ils sont aujourd’hui fort dépourvus. Le pauvre homme n’a tout simplement pas les moyens de se payer de bonnes manières.
La moquerie provoqua quelques rires à sa table. Bon sang, songea Reynard, saisi d’une nouvelle angoisse, le gamin veut du sang.
— Vous pensez bien sûr que les bonnes manières s’achètent ? repartit le baron, incapable de laisser passer un nouvel affront. Comme les éperons, sans doute. Si c’est ça, vivre avec son temps, je préfère être démodé.
— Disons que si vous aviez pu vous payer un bon précepteur, vous en auriez, des manières, et vous sauriez de quoi nous parlons.
— J’ai éduqué deux fils à la cheville desquels, malheureusement, vous n’arrivez pas en termes de droiture et de respect, jeune lionceau.
— Et où sont-ils, ces prodigieux enfants, que nous puissions admirer votre ouvrage ?
— Morts, souffla le baron, sans desserrer les dents.
— Eux aussi avaient cherché querelle à plus forts qu’eux ?
Le baron se dressa lentement. Haut de taille et puissant de stature, il en imposait, même à Ébert-gueule-d’assassin. Il les toisa tous.
— Ils sont morts, avec honneur, sur les champs de Kaltfel. Ils ont donné leur vie pour sauver le roi, tandis que vous hissiez vos bannières au-dessus des portes. Votre intervention aurait peut-être pu les sauver, allez savoir.
— Leur aviez-vous seulement acheté des armures ? Ou ont-ils dû se contenter de votre excellente éducation ? Auquel cas, c’est presque comme si vous les aviez tués vous-même.
Tremblant de rage, les larmes aux yeux, le baron tomba finalement à court de mots.
— Vous ne m’aimez pas, reprit Kallen Branngard. Je comprends, je ne vous aime pas non plus. Le monde est injuste. Certains sont plus favorisés que d’autres. Et vous ne vous l’avouerez peut-être jamais, mais vous me méprisez simplement parce que je suis mieux né que vous. Vous m’avez insulté, devant mes amis, devant tout le monde. » Il tira une épée rutilante de son fourreau. « Et je propose de régler notre différend.
Le baron observa la lame toute neuve du jeune duc. Un rictus amer étira ses lèvres.
— Vous êtes chevalier à présent. Vous savez qu’on ne tire pas l’épée sans raison. J’espère que vous assumerez votre choix, car je relève le gant.
Il posa la main sur la garde usée de sa propre épée.
— Non », intervint Reynard. Il se surprit lui-même. Il avait fait un pas et se retrouvait entre la compagnie du jeune Branngard et son baron. « Voyons messires, ce jeune homme, tout chevalier fût-il, est encore inexpérimenté. Le baron Stragov a beau être brave et fort encore, il n’est quant à lui plus de première jeunesse. Et vous avez tous deux trop bu pour avoir les idées claires. Ce combat ne serait honorable pour personne. Je vous en prie, rangez vos lames et restons-en là. Le sang n’a déjà que trop coulé sur le champ de bataille. »
Un nouveau silence fit suite à son intervention. Et un instant, le capitaine crut qu’il avait réussi.
— Tu as raison, Reynard, grommela le baron. Ce n’est pas digne.
Kallen Branngard hocha la tête.
— Je suis d’accord. Mais nous avons tout de même un affront à laver.
Ébert posa la main dans le dos de son petit duc avec un sourire mauvais. Ses yeux vrillèrent ceux de Reynard.
— Pourquoi pas désigner des champions ? Mon épée est vôtre, lionceau, je suis prêt à verser mon sang pour vous. Vous le savez.
— Certes Ébert, certes. C’est une bonne idée.
— Très bien, dit le baron. Mais mon capitaine a raison, nous avons trop bu ce soir. Je propose de nous donner rendez-vous dans dix jours. Au même endroit, au même moment. Alors, et alors seulement, l’honneur sera lavé dans le sang.
Le jeune Kallen se frotta le menton, l’air de réfléchir. Puis il rengaina.
— D’accord. Dans dix jours.
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