Le duel (2)

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Le matin frisquet lui arrachait des panaches de buée. Reynard suait à grosses gouttes sous son plastron. Encore essoufflé, il se remit en garde.

— On recommence, dit-il. Et de grâce, Davon, ne retiens pas tes coups.

Face à lui, le jeune garde haussa les épaules d’un air navré.

— Sir, votre genou. Vous boitez encore.

— Pas grave. Une fois échauffé, je ne sens presque plus rien. Et mon adversaire ne fera pas preuve d’autant de compassion que toi. Je dois apprendre à endurer si je veux espérer l’emporter.

À contrecœur, Davon se mit en garde et reprit l’assaut. Leurs armes s’entrechoquèrent et éveillèrent des échos criards dans la cour où ils s’entraînaient.

Reynard repoussa deux frappes rapides puis discerna une ouverture et parvint à porter une botte au flanc du jeune homme. La lame zébra sa pansière. Le capitaine exulta. Davon était le troisième homme qu’il affrontait à la suite, et pas la plus vilaine épée du baron. Un beau geste de tournoi. Mais sitôt qu’il retrouva ses appuis, un méchant coup de pommeau le cueillit au coin de la visière.

Sa tête partit en arrière, sa nuque craqua. Il enchaîna quelques pas d’ivrogne avant de recouvrer son équilibre. Il chercha un instant son adversaire, sans être trop sûr de l’orientation à prendre. Davon apparut dans le ventail. Il se recomposa une garde tant bien que mal.

— Sir, ça va ?

— Oui Davon, c’est bien. C’est très bien.

— J’ai frappé un peu fort, là, non ?

— Non, c’est ce que je t’ai demandé. Le coup faisait un peu… combat de rue. Mais c’est très bien. Le champion de sir Kallen ne me fera pas de cadeau non plus. Je devrais prendre exemple sur toi et adopter un style un peu moins noble. J’ai peur d’être un peu trop scolaire.

— Vous êtes sûr de vouloir continuer ?

— Bien sûr. Viens là. Je vais te faire tâter du goût de ces pavés.

— Mais, sir, vous saignez.

Reynard releva sa visière et se tâta la joue. La pommette était fendue. Un filet de sang coulait le long de son visage et lui imbibait le col.

— Trois fois rien, décréta-t-il. Je n’ai pas de temps à perdre si je veux être prêt pour le duel. On recommence, j’ai dit.

Tout à coup, une voix puissante tonna dans la cour.

— C’est quoi encore ce tintamarre ?

Reynard leva les yeux. Le baron se tenait à une fenêtre, penché sur leur arène.

— Non mais c’est quoi ce boucan, si tôt le matin ? Le seul autorisé à chahuter aux aurores, ici, c’est le coq !

— Mes excuses, baron, répondit Reynard. J’ai rassemblé quelques hommes pour m’entraîner.

— S’entraîner, c’est bien, faut pas se laisser rouiller. Mais tu as toute la bon dieu de journée pour ça, fiston.

— Chaque minute est précieuse, messire. Je veux m’affûter pour le duel. Je laverai votre honneur, baron. Le jeune Branngard s’en mordra les doigts.

— C’est très aimable à toi Reynard, mais tu ne vas rien laver du tout, ni combattre personne.

— Baron, j’en serais honoré. Permettez…

— Et moi je suis honoré de tant de loyauté. Tu es le digne fils d’Humfred, pas de doute. À présent, sir Reynard Mundorp, je vous ordonne de cesser ce tapage et d’aller soigner cette blessure que vous avez au visage et qui menace de vous repeindre en rouge à chaque battement de cœur. Ensuite, venez me rejoindre dans mon bureau.

Le baron Stragov referma la croisée d’un coup sec sans lui laisser le temps de répondre. Le capitaine soupira, puis s’exécuta : il congédia les hommes d’armes, ôta son armure, fit nettoyer et panser sa blessure par le chapelain et prit la direction des appartements de son seigneur.

La porte était déjà ouverte. Le baron l’attendait. Il passait machinalement une pierre à aiguiser sur le fil de son épée, mais son regard s’égarait sur le grand portrait familial accroché au mur. Klaus et Mickel n’étaient encore que des gamins sur cette toile, le peintre avait adroitement rendu les rondeurs de l’enfance qui s’attardaient sur leurs joues. Un fragment de jours meilleurs.

Reynard se tint, silencieux, sur le seuil. Il ne désirait pas interrompre les songeries du baron. Au bout d’un moment, messire Jacub se tourna dans sa direction, presque surpris.

— Reynard, entre donc.

Le capitaine s’exécuta.

— Dis donc, te voilà défiguré.

— Ça va dégonfler. Le chapelain a appliqué un baume au thym.

— Mouais, avec un peu de chance, il ne te restera qu’une petite marque. Juste de quoi titiller l’intérêt des demoiselles.

Reynard sourit.

— Ce n’est rien, juste une égratignure. Et je suis loin d’en avoir fini. Les femmes ne voudront peut-être plus de moi, mais je vous ferai honneur.

— Non, Reynard. Tu ne te battras pas pour moi. Pas lors de ce duel. Cet Ébert, c’est davantage un tueur qu’un chevalier. Et ce Kallen peut s’en payer des dizaines comme lui.

— Néanmoins, je ne suis pas un lâche. Et je crois qu’un homme qui s’en donne les moyens peut accomplir de grandes choses, surtout si sa cause est juste.

— Je t’ai probablement sauvé la vie, cette nuit, à l’auberge. Le petit duc voulait laver le peu d’honneur qu’il a et l’autre voulait ta peau. Si j’ai réclamé ce délai, ce n’est pas pour te laisser vivre dix jours de plus.

— Vous ne croyez pas que je puisse le vaincre ?

— La question n’est pas là, s’emporta le baron. Tu ne comprends donc pas ?

Il jeta sa lame sur le bureau et ronchonna sans vraiment rien formuler d’intelligible. Puis il posa sur lui son regard sombre. Reynard n’y trouva toutefois pas de colère, juste de l’inquiétude. Il n’osa rien dire. Et le baron lâcha un juron.

— Tu es un peu de la famille, Reynard. Tu as perdu un père. J’ai perdu deux fils. C’est un peu comme si tu… Je ne veux pas en perdre un troisième.

Le capitaine en resta sans voix. Le baron n’était pas homme à verser dans la sensiblerie. Il lui en avait coûté de formuler ces paroles. Elles n’en touchèrent Reynard qu’avec plus d’impact.

— Ce n’est pas la question de savoir si tu peux l’emporter, acheva le baron, mais de savoir si tu risques d’y laisser la vie.

— Je comprends. Mais qui vous représentera, dans ce cas ?

— C’est la raison pour laquelle je t’ai appelé. J’ai une idée.

Le baron l’invita à prendre place. Puis il se servit un petit remontant. Il en proposa à son capitaine, qui déclina poliment.

— Malerm du Hallier, ce nom t’évoque-t-il quelque chose ? reprit messire Jacub.

— Non. Je devrais le connaître ?

— Peut-être son surnom, alors : Mains d’Or.

— N’était-ce pas ce prodige lancelien ? Un membre de la garde royale ?

— Exact. L’as-tu vu à l’œuvre ?

— Non, pas personnellement. J’en ai entendu des échos. Klaus m’a raconté qu’il s’était querellé avec un mercenaire malloran. L’affaire en était venue aux armes et ce Mains d’Or avait réglé l’histoire deux temps trois mouvements. Impressionnant, de l’avis de tous les témoins. Je n’en sais pas davantage.

— Très juste, Klaus m’avait raconté la même histoire. Mais je l’ai vu à l’œuvre de mes propres yeux. Avant d’arriver à Kaltfel, lors d’une halte. Le roi avait réuni ses vassaux dans la grande tente. J’avais alors eu le privilège d’assister à une démonstration de ses talents. Et, Reynard, tu peux me croire comme je le dis : je ne connais aucun bretteur qui a ne serait-ce que la moitié de son talent.

— C’est plus ou moins ce que je me suis laissé dire.

— Et pourtant j’en ai connu ! Je ne suis plus tout jeune. Sir Martyn Wolch, un fameux jouteur, tant en selle qu’à la mêlée, Christofal Morano, mercenaire et maître d’armes des princes du sang de Lancerey, je l’ai vu lors d’une visite à Cimeroy, ou bien sûr le prince Adrean, qui était une très fine lame en son temps. Mais ce Malerm, c’est un petit miracle !

— Fort bien, messire. Et comment comptez-vous débaucher un membre de la garde royale pour… notre affaire ?

— Pour une affaire aussi triviale, tu veux dire ?

Reynard pinça les lèvres. Il n’avait pas osé le formuler ainsi.

— Justement, dit le baron, il ne fait plus partie de la garde royale.

— Donc soit il a été remercié, et il y a tout lieu de se demander quelle en est la raison. Soit il a reçu une meilleure proposition, c’est-à-dire, je suppose, des ponts d’or avec lesquels nous ne pourrons rivaliser.

— Il s’est fait virer, le bougre. Insubordination. Le commandant de la garde royale est un pointilleux et un susceptible, très à cheval sur le protocole. Ces deux-là ne pouvaient pas se sentir.

Reynard se cala sur sa chaise et enfouit son menton dans ses poings refermés l’un sur l’autre.

— Tu as des réserves, Reynard.

— Oui, messire.

— Eh bien, parle.

— Cet homme est-il fiable ? Une dispute en campagne lui a valu de se trouver au centre d’un esclandre. Vous me dites qu’aujourd’hui, il a perdu sa fonction, et quelle fonction ! pour une autre dispute avec son supérieur. Et finalement, qu’est-ce qui peut bien amener ce Lancelien à venir se battre en Himmland ? Ce Mains d’Or m’a tout l’air d’être un caractériel.

— Quelle importance, si ce caractériel peut laver mon honneur et te sauver la mise ? Ma foi, on ne lui demande pas une loyauté éternelle, on ne l’embarque pas pour une campagne d’un an, ce n’est jamais qu’un petit boulot, pour lui. Du vite fait bien fait. En plus, il en a besoin à ce que je sais. Tout le monde y trouvera son compte.

— Et où peut-on le trouver, ce petit miracle ?

— Eh bien c’est pour ça que j’ai besoin de toi, tiens. Tu vas devoir me le trouver. D’après les informations que j’ai pu réunir, il vit toujours à Lichthel. De-ci de-là. Les tavernes du Drachenkamm et des abords du Hochburg ont sa préférence. Monsieur a pris goût au faste.

— Mais il a perdu sa paie, grinça le capitaine.

— En effet, et c’est notre chance.

— Notre chance repose donc sur un poivrot…

Reynard s’interrompit. Trop tard. Il aurait voulu ravaler ses mots. Il leva un regard contrit vers le baron.

— Mes excuses, je ne voulais pas… Ce Malerm ne vient pas de perdre ses enfants, n’est-ce pas ?

Le baron sourit et secoua doucement la tête.

— Non, Reynard, tu as tout à fait raison. Noyer mon chagrin n’y changera rien, au contraire. C’est de ma faute si nous nous trouvons aujourd’hui dans cette situation. C’est à moi de m’excuser.

Le capitaine se leva.

— Je le trouverai, messire, faites-moi confiance. Et je vous le ramènerai. J’espère sincèrement que vous ne vous trompez pas et qu’il est l’homme qu’il nous faut.

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