Le duel (3)
L’enseigne se balançait sous les assauts du vent. Elle figurait un arbre majestueux peint à la feuille d’or. Au-dessus de l’ample ramure, le nom de l’établissement, trop richement enluminé pour être parfaitement lisible : le Chêne Royal.
L’hostellerie tenait son nom d’un arbre séculaire qui avait disparu voilà longtemps. Reynard n’était encore qu’un enfant lorsqu’il avait été remplacé par une statue imposante du roi Diether, tout en armes. Le souverain toisait à présent la petite place sur laquelle donnait l’établissement et semblait occuper tout l’espace.
Le capitaine entra. L’endroit n’avait rien à voir avec les tavernes qu’il écumait en compagnie du baron depuis quelque temps. Plancher huilé, murs chaulés, tables nettes et nappées, lumière profuse grâce à un grand lustre et des lanternes posées sur les tables. Les fragrances d’une flambée, d’herbes aromatiques et le fumet d’un délicieux potage lui chatouillèrent les narines. On était loin des faubourgs.
Il avait à peine fait un pas à l’intérieur qu’un valet se hâtait auprès de lui. L’homme portait un pourpoint plus récent et mieux coupé que le sien. Et son ton obséquieux ne parvint pas à dissimuler totalement le mépris que le capitaine lui inspirait.
— Messire, bienvenue au Chêne Royal. Comment puis-je vous servir ?
— Je cherche quelqu’un.
— Vous avez rendez-vous ? demanda le valet, dubitatif. Le doyen Tuchmacher attend un client dans une alcôve…
— Non, je ne suis pas ici pour le doyen Tuchmacher. Je cherche un certain monsieur du Hallier. J’arrive du Lys Étoilé, qu’il a été… contraint de quitter. J’ai entendu dire qu’il était passé par là.
— Je vois », dit le valet, visage fermé, lèvres pincées. Ça voulait dire quelque chose du genre : forcément, j’aurais dû m’en douter. « Bien sûr. Veuillez me suivre.
L’homme le guida vers un escalier de service étroit, dissimulé derrière une tenture. Reynard avait l’impression de ne rien y voir, après la luminosité de la salle commune. Le valet l’accompagna jusqu’à un palier puis s’effaça.
— Continuez jusqu’aux combles, dit-il. Et frappez fort à la porte, si vous voulez être entendu.
Reynard poursuivit son ascension et finit par atteindre un ultime palier, juste sous la toiture. Il y trouva une porte sans ornement ni inscription. Il frappa. Mais aucune réponse ne lui vint. Le valet n’avait pas menti. Il fut contraint de tambouriner, fort et à plusieurs reprises, avant de deviner un filet de voix contrariée. Ensuite il dut patienter. Il s’apprêtait à reprendre son martèlement lorsqu’il perçut le son d’un loquet de bois. La porte finit par s’ouvrir.
Mais déjà, le dormeur dérangé s’éloignait du battant entrebâillé et disparaissait dans des ténèbres poisseuses. Reynard entra d’un pas hésitant. Une odeur de renfermé le suffoqua.
— Prenez ce dont vous avez besoin et partez, marmonna l’homme d’une voix engourdie parfumée d’un net accent lancelien. Vous n’aurez qu’à fermer la porte derrière vous.
Le capitaine s’avança et heurta une caisse en bois. Dans la pénombre, il devinait un galetas envahi de bric-à-brac. Un pas encore, il buta à nouveau sur un tabouret ou un quelconque objet posé au sol et jura.
— Vous n’auriez pas de la lumière ? demanda-t-il. Un bout de chandelle, n’importe quoi.
— N’aviez qu’à en apporter, ronchonna l’autre.
— Je ne travaille pas ici. Je pense que c’est vous que je viens chercher.
— Moi ?
— Vous êtes bien Malerm ? Celui qu’on appelle Mains d’Or ?
— Vous lui voulez quoi ?
— Pourquoi, vous êtes endetté ?
Grognements, jurons et mouvements d’humeur. Une lueur finit par repousser les ténèbres dans les coins. L’homme referma la lanterne et la souleva, sourcils froncés.
— Et vous, vous êtes qui ?
— Sir Reynard Mundorp. Je suis au service du baron Stragov.
Le Lancelien le détailla. La lumière permit à Reynard de faire de même. Vingt-cinq ou trente ans, élancé, il était mince, presque maigre, tout en os et tendons. À le voir là, à demi étendu sur une couche à même le sol, chemise ouverte, mal rasé, ses longs cheveux détachés en bataille, les yeux cernés, la voix pâteuse, il ne faisait pas forte impression.
L’homme acheva son propre examen par un haussement d’épaules.
— Connais pas, dit-il. Mais c’est pas grave, vous allez m’expliquer. Je suis réveillé maintenant et j’ai besoin de me dégourdir les jambes.
Il se leva, chancela, s’appuya un instant contre une solive, puis enfila par-dessus sa chemise un justaucorps auquel il manquait un bouton. Il ne ferma ni l’un ni l’autre.
— Et je dois impérativement remédier à cette vilaine gueule de bois. Un solide déjeuner fera l’affaire, faute d’une jolie paire de cuisse et d’un entrejambe un peu moite.
Reynard grimaça. L’autre lui passa sous le nez et quitta le grenier.
— Vous venez ? demanda-t-il.
Le capitaine se décida à le suivre, en dépit de son aversion instinctive. Ce Malerm ne lui inspirait aucune confiance. Il y a des gens comme ça, avec lesquels ça ne passe pas, sans même avoir besoin de parler. Il se résignait du reste à rentrer bredouille auprès du baron.
Nonobstant, un pas après l’autre, sur les talons de Mains d’Or, il se retrouva dans les cuisines de l’hostellerie. Le bretteur rafla une miche de pain frais dans un panier, une grappe de raisin, une belle tranche de fromage, puis il se servit une coupe de vin. Les marmitons paraissaient familiers de son attitude. Il les salua d’ailleurs tous par leur nom, voire un surnom.
Il vida la première coupe d’un trait, s’en servit une seconde, et une troisième pour Reynard, sans même prendre la peine de lui demander son avis.
— Je commence à avoir les idées claires, dit-il en mâchant sa mie.
— Vous vivez ici ? demanda le capitaine.
— Pour le moment, on peut dire ça. Heureusement que ce brave Prosper m’était redevable. Mais sa patience va s’émousser. Elle s’émousse toujours. J’en viens à espérer qu’il se fasse à nouveau un ennemi dont il ait peur. Il aurait besoin de mes talents. Je serais à nouveau tranquille pour un mois ou deux. » Il croqua un grain de raisin et l’observa avec une sorte de malice enfantine. « Vous pourriez peut-être m’arranger ça ? Vous lui faites une bonne frayeur. Je n’aurais même pas besoin de me salir les mains.
— Je ne crois pas, non.
— Pas votre genre, hein ?
— Non, en effet, dit Reynard en prenant appui sur la table. Sur ce, je vais prendre congé. Bon appétit et bonne journée.
— Halte-là !
Reynard s’interrompit, à mi-chemin entre la position assise et debout. Malerm s’esclaffa.
— Ha ! Ça marche à tous les coups. Tu cries halte et tous les Himmlandais à portée d’ouïe s’immobilisent. Vous êtes tellement carrés… Eh ! Attends ! Où vous partez comme ça ?
— Comme je l’ai dit : je prends congé.
— Pas question ! Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous me cherchiez.
— Je me suis trompé. Ce n’est pas vous que je cherche, en fin de compte.
— Holà, une seconde ! Vous m’avez tiré du lit. Maintenant, je veux savoir pourquoi. Vous me devez bien ça.
Reynard resta debout, indécis. Le Lancelien le désigna avec un bout de fromage avant d’y mordre une bouchée.
— Je parie que ça a à voir avec cette tronche boursoufflée que vous avez.
Reynard lui tourna le dos et s’éloigna. En fin de compte, l’autre interrompit son repas, sauta sur ses pieds et se dressa sur son passage.
— Allons, mon vieux, ne soyez pas si susceptible. Nous autres Lanceliens avons tendance à prendre la vie comme un jeu, c’est plus drôle quand on s’amuse, pas vrai. Je n’ai pas voulu vous contrarier. » Il posa la main sur son épaule. « Allez, venez vous rasseoir et expliquez-moi ce qui vous a amené ici. Nous avons tous les deux des problèmes et nous pouvons peut-être nous entraider.
Le capitaine dégagea son épaule, mais reprit place sur le banc. Malerm se rassit, lui adressa un clin d’œil et poursuivit son repas.
— Je vous écoute. Ça ne vous dérange pas si je mange ?
— Le baron Stragov a besoin d’un spadassin. Il se trouve que vous lui avez fait forte impression et que c’est votre épée qu’il veut. Il a entendu dire qu’elle était disponible.
— Plus disponible que jamais. Et d’où me connaît-il ?
— Kaltfel. Une démonstration sous le pavillon royal.
— Je vois. Le boulot, c’est quoi ?
— Un duel. Le baron a besoin d’un champion.
— Trop vieux, trop jeune ou juste trop maladroit pour se battre lui-même ?
— Vous voulez ce boulot, oui ou non ?
— Bien sûr », répondit Malerm avec un sourire. Il leva sa coupe à l’adresse de Reynard, y trempa les lèvres. « Au prix qui convient. Tout le monde ne peut pas se payer mes services. Et j’aime savoir dans quoi je mets les pieds.
— Vous êtes sans le sou. Vous avez besoin de ce travail.
— Exact. Et mes besoins sont élevés. À chaque chose le prix qu’elle mérite. On ne m’appelle pas Mains d’Or pour rien. Mais bon, vous n’êtes qu’un intermédiaire, n’est-ce pas. Je discuterai des détails avec le baron Stragov en personne.
Reynard chipa un grain de raisin et le mangea.
— Finissez et je vous emmène le voir, dit-il.
— Comment ça ? Non, pas comme ça. Je ne suis pas présentable, je viendrai le voir ce soir. J’ai besoin d’un bon bain, d’un coup de peigne, d’une ou deux coupes de vin. Je suis un professionnel, tout de même.
— Bien. Le domaine se trouve juste en dehors de la ville, près de la porte du Sinople.
— Je trouverai, ne vous en faites pas.
Un hochement de tête et Reynard se leva. Il quitta l’hostellerie avec un étrange sentiment de défaite. Ce Malerm lui laissait décidément une désagréable impression, comme s’il venait de faire une grave erreur.
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