Le duel (4)
— Il est en retard, soupira Reynard, debout à la fenêtre, l’œil rivé aux lueurs de la cité.
— Du calme, dit le baron, il va venir.
— Un professionnel, la bonne blague… Je ne l’aime pas, messire.
— Je sais.
Penché au-dessus de l’âtre, le baron Stragov y redonna un coup de tisonnier. Le crépitement du bois consumé retentit comme une salve d’arquebuses dans l’épais silence.
— Il n’est pas fiable, il n’est pas digne. Votre honneur sera entre de bien mauvaises mains, fussent-elles d’or.
— Il rabattra le caquet du lionceau et t’évitera de jouer ta vie. C’est tout ce qu’on lui demande.
— Et il va tenter de vous extorquer une petite fortune.
— Je sais. Je mettrai le prix qu’il faut. Et je n’irai plus remplir les poches des taverniers. J’en sortirai gagnant, sur tous les tableaux. Assieds-toi donc, Reynard. Scruter la route ne le fera pas venir plus vite.
Le capitaine se détourna de la fenêtre et prit place dans un fauteuil.
— Je devrais peut-être poursuivre l’entraînement intensif que je m’étais fixé. Juste au cas où.
— Comme tu veux, du moment que tu me laisses dormir le matin.
La nuit était déjà bien avancée lorsqu’on annonça l’arrivée de Malerm du Hallier. Il entra comme un conquérant en terre soumise, le menton haut, le pas martial. Il avait été coiffé à un moment donné, sans doute, mais des mèches s’échappaient de son chignon. Il avait soigné sa mise, mais avait oublié le rasoir et son col était ouvert de telle sorte que ça pouvait passer pour un effet de style. Mais Reynard nota qu’ainsi, son bouton manquant était dissimulé.
Il s’arrêta devant eux, le dos droit, la main posée sur le pommeau de son épée.
— Bonsoir messires, dit-il simplement.
— Vous êtes en retard, grogna Reynard.
— La cause en est imputable à mademoiselle Glycine.
— Mademoiselle Glycine ?
— Une charmante hôtesse du Bouton de Rose, qui se trouve être une compatriote et avec qui j’ai passé de charmants instants. Insatiable, la bougresse. J’ai retrouvé des saveurs du pays.
Le baron éclata de rire. Reynard resta de marbre. Il savait à qui il avait affaire, à présent.
— Vous dépensez votre paie avant même de l’avoir gagnée ?
— On peut se permettre tant et plus, lorsqu’on a du charme. Je vous donnerai deux ou trois ficelles, Reynard.
— Sans façon.
Le baron Stragov désigna un fauteuil vacant.
— Prenez place, je vous prie. Vous savez pourquoi je vous ai envoyé chercher.
Malerm s’assit et fit glisser son fourreau pour le poser sur ses jambes.
— Vous auriez un petit quelque chose pour me rincer le gosier ?
— Bien entendu. Je manque à tous mes devoirs. J’avais justement préparé une bouteille de Cimeroy Vigne-Haut à votre intention.
Le baron lui servit lui-même une coupe de vin.
— J’espère qu’il sera à votre goût. Je bois peu de vin à vrai dire.
— Ça sera parfait, merci. » Il y trempa les lèvres. « Alors bon, concernant notre affaire, je dois vous représenter au cours d’un duel. Mais je ne connais pas les détails.
— Que désirez-vous savoir ?
— Qui sera en face ?
— Précisément, je ne saurais vous le dire. Peut-être un certain sir Ébert.
— Qui représentera-t-il ?
— Kallen Branngard.
Le bretteur arqua les sourcils.
— Un proche du duc ?
— Le lionceau, son fils.
— Mazette ! Moi qui croyais avoir le secret pour me faire des ennemis. Je comprends mieux pourquoi votre ami Reynard ne ferait pas l’affaire. Je ne connais pas cet Ébert, mais le gamin doit avoir les moyens de s’entourer d’épées dignes de ce nom.
Reynard ravala une réplique cinglante et ne lui fit pas le plaisir de manifester sa contrariété.
— Reynard n’est pas un mauvais combattant, dit le baron, et il est tout ce qu’on peut attendre d’un bon capitaine : loyal et respecté. Mais je veux donner au morveux une leçon qu’il ne sera pas près d’oublier.
— Et pour ça, pas mauvais est insuffisant, conclut Malerm en sirotant son vin. Il vous faut le meilleur. Vous avez frappé à la bonne porte.
— Vous êtes partant, alors ?
— Bien entendu, si vous êtes prêt à y mettre le prix. Et, sans vouloir être indiscret, quel était le sujet de la brouille ?
— En quoi cela est-il pertinent ? demanda messire Stragov.
— Pour être tout à fait honnête, en rien. Mais je préfère savoir si la cause est juste ou si c’est plus sournois. Pas que je juge. Question de savoir à quoi m’attendre au niveau de la réputation et des éventuelles conséquences. La rancœur est souvent plus tenace en cas de coup bas ou d’histoire de fesses.
— Il n’y a ni coup bas, ni histoire de fesses. Le morveux n’a que quatorze ans et a déjà été adoubé, eu égard à son statut de petit duc. La vérité a égratigné sa fierté.
— Vous ignoriez qu’il vaut mieux éviter la vérité avec les ducs ?
— La vérité est toutefois dans le vin, ou en l’occurrence dans la bière, n’est-ce pas. Il faut croire que Kaltfel n’a pas fini de faire des victimes.
— Ça, je peux comprendre.
Le baron hocha la tête et resservit la coupe du bretteur.
— Puisque nous nous comprenons…
— Un moment, intervint Reynard. Qui êtes-vous exactement, Malerm dit Mains d’Or ? Que faites-vous ici au juste ?
— N’est-ce pas évident ? Je suis un bretteur et je cherche du travail.
— Pourquoi avez-vous quitté le Lancerey, dont vous regrettez tant les saveurs ?
— Les commérages, Reynard, ça ne vous va pas trop.
— Vous vouliez savoir dans quoi vous vous engagiez, nous voulons savoir qui nous engageons.
Malerm but une lampée, fit claquer sa langue, sourit.
— J’imagine que c’est de bonne guerre. Il y a deux raisons à mon départ du pays. La première : une histoire de fesses. C’est ainsi que j’ai appris à mes dépens que les conséquences sont souvent plus lourdes lorsqu’une paire de fesses est en jeu. Surtout si le petit cul vaut le détour. La seconde : le Lancerey est plus superstitieux que le Himmland. Les crottés provinciaux y sont souvent plus bas-de-plafond et mes dons y suscitent au mieux la méfiance.
— Vos dons ? Vous voulez dire votre dextérité à l’épée ?
— Oui, ma dextérité « surnaturelle ». Les Lanceliens sont moins coutumiers des arcanes, surtout dans les campagnes.
— Les arcanes ?
— Vous l’ignoriez ? s’étonna Malerm. Je suis ce qu’on appelle un charme-lame. Un modeste arcaniste dont la magie s’exprime à travers son épée. La discipline n’est pas courante. J’ai dû me perfectionner en Melivald, où l’on enseigne encore la doctrine de Tybrus.
Le baron se tourna vers lui et lui lança un regard où couvait un orage.
— Dans ce cas, vous pouvez partir.
L’autre sourit, puis, comprenant qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, afficha un air dubitatif. Pour la première fois, Reynard voyait son assurance nonchalante ébranlée.
— Pardon ? Quel est le problème ?
— La magie m’a emporté un fils à Kaltfel. Et je ne m’abaisserai pas à tricher.
— Vous avez perdu un fils à Kaltfel ?
— Deux.
Le baron ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil au tableau familial. Le Lancelien suivit son regard.
— Et l’autre, comment est-il mort ? demanda-t-il sans ambages. Si ce n’est pas la magie, j’imagine qu’il a été emporté par une épée ou un coup de masse ? En quoi est-ce différent ?
Le baron ne trouva rien à répliquer.
— Quant à la tricherie, poursuivit Malerm, je ne crache pas de feu, je ne fige pas mes ennemis dans la glace. J’utilise mon épée, comme n’importe quel bretteur.
— Néanmoins, ça ne me semble pas loyal.
— Nous avons tous des talents. On n'ira pas suspecter de triche celui qui possède la force d’un ours, ni celui qui a l’agilité d’un chat. Alors pourquoi fustiger celui qui puise dans ses propres forces essentielles ? Vous m’avez vu combattre et vous ne saviez même pas ce que j’étais.
Le vieux coq grommela. Ses yeux se posèrent sur Reynard.
— Qu’en penses-tu ?
Le capitaine haussa les épaules.
— Pour une fois, je trouve que Malerm n’a pas tout à fait tort. Combien de fois n’a-t-on pas vu des colosses écraser des freluquets en tournoi. À quel point est-ce plus digne ? Personne ne s’en émeut pour autant. Simplement…
— Oui, qu’y a-t-il ?
— Je suppose qu’il faut éviter tout recours à l’essence.
— Très juste. Vous ne devrez compter que sur vous-même, bretteur.
— Vraiment ? répondit Malerm. L’autre portera une armure, bien plus épaisse que son cuir naturel…
— Vraiment. Ce n’est pas négociable. Vous pouvez porter une armure, vous aussi. Mais l’autre ne pourra pas consommer de l’essence.
— Fort bien. Le combat ne devrait pas s’éterniser, de toute façon.
— Vous paraissez sûr de vous.
— Je le suis. Pas d’inquiétude, je mériterai ma paie. Et puisqu’on en parle, je prendrai dix souverains. Ce n’est pas négociable non plus.
Reynard fronça les sourcils.
— Dix souverains ? s’étonna-t-il. C’est-à-dire dix draques d’argent ?
— Mes excuses, répondit le bretteur, cette vieille habitude de m’exprimer en devises lanceliennes, surtout lorsqu’on parle de sommes importantes. Ça doit valoir environ dix de vos couronnes d’or. Mais ne nous embarrassons pas du taux de change, va pour dix couronnes.
— De l’or ?
Le capitaine se tourna vers son baron, les yeux exorbités. Messire Jacub hocha la tête, les lèvres plissées en une moue résignée.
— J’espérais m’en tirer pour la moitié, à vrai dire. Mais je ne peux pas vraiment dire que c’est inattendu.
— Vous pouvez aussi vous trouver de très bonnes lames pour les dix draques que votre capitaine est prêt à payer. Mais rien ne vous garantira de l’emporter.
— Vous aurez trois couronnes maintenant, les sept autres à titre de bonus si vous l’emportez effectivement. Je paie un résultat.
— Aucune différence pour moi, puisque je vais l’emporter. Marché conclu.
Malerm tendit la main. Le baron la serra.
— Vous en aurez pour votre argent, ne vous inquiétez pas.
Le capitaine se leva avec raideur.
— Je vous attends demain matin pour commencer les exercices.
— Holà ! De quoi parlez-vous ? Il n’a jamais été question d’exercices, juste d’un combat.
— Nous nous entraînerons d’ici là, pour assurer nos chances.
— Je n’ai pas besoin de m’entraîner, s’esclaffa Malerm. Et, sans vouloir vous manquer de respect Reynard, vous n’avez pas le niveau. Non, vous avez été suffisamment clair, baron : vous payez pour un résultat. Et vous l’aurez, je vous le garantis. Le reste me regarde. La façon dont je vais employer mon temps d’ici là, par exemple. La nuit n’est pas terminée et j’aurai besoin d’une grasse matinée pour m’en remettre. D’autant que vous m’avez promis trois couronnes dès maintenant.
Messire Jacub ouvrit un coffre, dans un coin de la pièce, et en tira une grosse bourse de toile. Il ne paya pas en or, mais recompta l’équivalent en draques d’argent. Ça faisait une sacrée somme.
— Encore une chose, ajouta le baron. Le morveux a déjà dû vous voir, lui aussi. Je vous demanderai de ne pas vous raser. Le gamin est par trop focalisé sur son propre nombril, je doute qu’il vous remette. Mais ainsi, et sans votre uniforme, aucune chance qu’il vous reconnaisse. Je veux que la surprise soit totale.
— Il en sera fait selon vos désirs, baron. Le poil au menton est à la mode, de toute manière.
Reynard regarda le fanfaron prendre congé et s’en aller, tintinnabulant de pièces d’argent, sifflotant un air paillard. L’affaire était conclue. Or sa désagréable impression du matin n’avait pas disparu.
— Dix couronnes, murmura-t-il lorsqu’il fut seul avec le baron. Vous avez cette somme ?
— En grain, en vaches et en poulets, sans doute, répondit messire Jacub. Mais je doute qu’il accepte cette devise. Je comptais vendre les chevaux de Klaus et Mickel. Et j’ai encore une ou deux affaires à régler.
— J’espère que ça en vaudra la peine.
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