L'héritier (1)

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Journal d’Estebald Bluttschild

4 Oremiel 767

Ce début d’été est un véritable délice à Rosenwald, fait d’aurores nacrées, d’après-midis étouffants et de soirées orageuses passées à savourer des griottes sauvages. Un ravissement que je n’ai que trop rarement connu depuis la mort de Père et le départ de Sollie. Ces derniers jours m’ont rapporté des parfums d’enfance. Des bouffées de souvenirs que je croyais à tout jamais enfouis, oubliés.

Sans même y songer, à présent au calme, Mère étant couchée, je me retrouve dans mon cabinet, une plume entre les doigts, tandis qu’au loin le ciel murmure de sombres menaces. J’avais autrefois coutume de tenir un journal. Un conseil de l’un des nombreux médecins et hommes de science dépêchés par Mère pour remédier aux angoisses de l’enfant anxieux et plein de terreurs que j’étais. J’avais alors peur de tout, y compris de ma propre ombre. Écrire avait aidé.

Les fragrances nostalgiques et les fragments de passé ressurgis ont dû me pousser à renouer avec cette vieille habitude. Et j’y retrouve effectivement un certain apaisement.

J’ai quitté le lit de bonne heure, ce matin. Le jour se lève tôt à cette période de l’année et il fait rapidement chaud. Aussi ai-je voulu profiter de cette fraîcheur éphémère qui s’envole avec la rosée pour parcourir notre domaine. Heinrich s’est étonné de me trouver dans une cuisine encore envahie de pénombre. Dans un élan de bienveillance toute paternelle, il a insisté pour que j’emporte un ballotin de victuailles.

J’ai pris beaucoup de plaisir à suivre nos vieux sentiers, à redécouvrir nos bois épais et les rosiers en fleurs qui ont toujours fait la fierté de Mère et de notre famille, des fleurs que les Bluttschild arborent sur leurs armoiries depuis tant de générations. Je n’ai croisé personne à part le vieil Athelbert, le garde-chasse, mais je ne suis même pas certain qu’il m’ait vu. Au demeurant, cette tranquillité m’a fait beaucoup de bien. Il faudra que je songe à réitérer l’expérience.

Cependant, de retour vers notre demeure, mon cœur s’est serré. J’avais tout loisir de l’observer, juchée sur la crête. La façade décrépite envahie de lierre, la toiture décatie de l’aile nord désaffectée, le verger ravalé par la forêt, les bassins de pierre noyés d’herbes folles, les pavés déchaussés de l’allée… j’ai constaté à quel point le temps de la gloire était bel et bien révolu. Quand j’étais jeune, les statues sévères et les gargouilles entravées de racines m’effrayaient, de même que les halls empoussiérés peuplés de silence de l’aile en ruine. Ma sœur prenait un malin plaisir à s’y cacher et me laissait la chercher jusqu’à ce que les ombres s’étirent. J’étais trop peureux pour pousser davantage mes timides investigations. Mais l’âge a dû exorciser mes craintes, car ce que j’ai vu ce matin en revenant de promenade m’a inspiré plus de pitié que de terreur.

J’ai d’abord été pris d’une tristesse aussi poignante qu’inattendue. J’avais presque l’impression de perdre un être cher. Toutefois plus j’y songe et plus cela fait sens. Tout intimidante que puisse être cette bâtisse, c’est la demeure de mon enfance. Notre lien prend ses racines bien au-delà de ma naissance. Mes ancêtres l’ont bâtie il y a des siècles et elle fut un temps le symbole de notre grandeur. Tout comme aujourd’hui, elle est la preuve visible de notre disgrâce.

J’ai réfléchi, sur le chemin qui me ramenait au portail. Je ressentais comme une profonde injustice cet opprobre que nous portions tel un fardeau, tout ça pour une mauvaise décision prise par un ancêtre à une lointaine époque. Depuis lors, ma famille a fait montre d’une loyauté et d’une piété exemplaires. Pas le moindre soupçon d’hérésie ou de pratique occulte douteuse depuis des générations. Le sort aussi s’est acharné, avec la fermeture de la carrière, notre dernière véritable source de revenus. Et mon grand-père, qui a versé son sang et celui de deux de ses fils pour défendre Kaltfel de la dernière tentative d’annexion du géant himmlandais. Père en est revenu boiteux. N’est-il pas temps de pardonner ?

Les chasses aux sorcières sont finies, les temps ont changé et une idée a germé, a peu à peu pris forme. L’époque est certes différente. De nos jours, les marchands et les guildes sont aussi puissants que les barons. Les titres de noblesse n’assurent plus le prestige et, à l’inverse, l’or voyage dans des bourses toutes roturières. La prospérité n’est plus l’apanage du propriétaire terrien… à moins bien sûr de disposer sur son domaine d’une mine d’essence. L’époque actuelle en est friande.

Mon enthousiasme retrouvé, j’ai rejoint la chambre de Mère pour partager mes réflexions. J’ai tout de suite su que mon idée ne remporterait pas son adhésion. Le regard navré d’Heinrich, croisé dans l’escalier, m’avait déjà mis la puce à l’oreille. Elle était contrariée. Je n’étais pas venu pour la lever et lui servir son déjeuner. J’ai tenté de présenter mon projet pour l’avenir de la famille comme une généreuse compensation pour mon absence. Une manière de dire que ça en avait valu la peine. Or je n’ai eu droit qu’à un « Tu es bien un rêveur comme ton père ! », agrémenté de commentaires acides sur ma naïveté et de tout le mépris dont elle est capable. Selon elle, je ferais mieux de prier à la chapelle pour un bon mariage que d’échafauder des projets insensés.

Mère a toujours été dure et autoritaire. Mais cette fois, je ne compte pas m’incliner. Elle a eu sa chance. Elle a géré le domaine à sa manière, dès avant la mort de Père. Elle est aujourd’hui confinée dans sa chambre et c’est à mon tour de prendre les choses en main. Je vais me montrer digne de mon héritage et lui prouver que j’ai l’étoffe d’un seigneur du Rosier.

L’orage approche. Les premières gouttes martèlent à la fenêtre. Il me semble aussi avoir entendu Mère appeler. Ses douleurs l’ont peut-être réveillée. Ou alors, ce sont les plaintes du vent qui s’engouffre dans l’aile nord. Difficile à dire, car le manoir a tendance à pleurer sous les bourrasques et lorsque je suis allé la voir, elle paraissait dormir, quoique d’un sommeil agité. Mais le jour viendra où le doute ne sera plus permis, où l’aile nord sera restaurée, où nous aurons à nouveau une salle de bal, où les convives se bousculeront chez nous. Et ce jour approche à grands pas.

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