L'héritier (4)
21 Solazur 767
J’ai fait un rêve étrange. Peut-être est-ce imputable à la fatigue. J’ai été fort occupé ces dernières semaines. L’équipe s’est installée dans la carrière, la moitié des galeries sont étayées, les travaux d’excavation ont commencé et les lances de Volk ont produit leur premier baril d’essence brute. Pas encore grand-chose , mais je ne m’attendais pas à obtenir des résultats si vite. Pour l’instant tout va bien. On ne parle plus que de la mine à Rosenwald et dans les villages environnants. Les candidats au travail sont légion. Ces journées animées m’épuisent et le soir, je m’effondre dans mon lit.
Je n’ai donc pas eu beaucoup de temps à consacrer à mon journal. Mais j’ai fait ce rêve étrange. Ce matin, sitôt réveillé, je me suis précipité à mon bureau pour tenter de retranscrire ce dont je me souvenais, avant que les ultimes brumes du songe ne s’évanouissent.
Comme souvent, il est ardu de poser des mots sur les impressions nébuleuses que nous laissent de telles expériences. Les images et les sons, une fois venu le moment de les formuler, se révèlent insaisissables, ne correspondent à rien de cohérent. J’ai toutefois l’impression qu’un sens profond s’y dissimule. Au-delà des délires de la torpeur, de l’onirisme débridé, j’ai le sentiment, la conviction, d’avoir vécu quelque chose d’important. Il en résulte une frustration teintée de peur. Pas l’état de choc qui fait suite à un sursaut soudain. Une peur viscérale, diffuse et inexpliquée. Mais une peur de quoi ? Peut-être la crainte de manquer un élément crucial, de rester ignorant de ce que je devrais savoir.
Je me sentais petit, minuscule. Insignifiant. J’étais perdu au milieu de quelque chose de vaste. J’étais impuissant. Je me suis fait l’effet d’une fourmi déposée dans le chœur obscur d’une cathédrale. Obscur, oui, car je ne ressentais pas la sérénité que peut apporter la lumière des vitraux, les parfums enveloppants de l’encens et de la cire, les calmes échos d’un ordinat. L’image d’un naufragé au milieu d’un océan glacé, sans espoir de salut, conviendrait peut-être mieux. Il faisait cependant si sombre, si vide, qu’aucune image claire ne saurait correspondre.
Mon monde s’est plutôt peuplé de son. Un son terrible et omniprésent. Un son si imposant, comparé à mon insignifiance, que je me suis senti écrasé. Les falaises de Kaltfel s’écroulant dans la mer n’en produiraient pas de plus retentissant. Mais ce son devait être une voix, car il s’est adressé à moi.
Une fois encore, maintenant que je suis assis à mon bureau, la plume à la main, je suis confus, car j’ai beau réfléchir, aucun mot ne me vient. Il s’agit d’un rêve et si la voix a prononcé des mots, je n’en ai aucun souvenir. Je n’en connais peut-être pas la langue, quoique je croie me rappeler du message. Une partie en tout cas. Il s’agissait d’une porte et d’une clé. Il s’agissait d’une tombe. Ou peut-être de deux tombes, chacune avec sa porte, chacune avec sa clé. L’une très ancienne, l’autre bien davantage encore. Incroyable comme à présent les mots me manquent, alors qu’un instant auparavant, tout me semblait évident.
La voix tonnante m’intimidait. J’ai pris peur. Une peur irraisonnée, démente, j’ai cru m’y noyer. J’étais minuscule, mais je me suis encore recroquevillé sur moi-même autant que possible. Je désirais disparaître. L’immensité et le son écrasant se sont ensuite évanouis.
J’ai constaté que j’étais chez moi. La maison était belle et propre. Les tapisseries chatoyantes ne souffraient plus des outrages du temps. Les pièces étaient tout illuminées de soleil et de chandelles. Une belle dame, dans une robe noire boutonnée jusqu’au col, à la mode protestante et puritaine de Kaltfel, s’est avancée, souriante. Elle ressemblait à Mère. Mais ce n’était pas Mère.
Elle m’a pris dans ses bras et réconforté. La peur s’est peu à peu atténuée, mais pas tout à fait évanouie. La terreur m’avait rendu méfiant. Je me suis décrispé et redressé. J’étais dans une salle de bal dont le plafond, magnifique, était orné d’angelots et de rosiers. Je suis resté émerveillé devant la beauté de la fresque. Lorsque je me suis retourné vers la dame souriante, elle était loin déjà, tout au bout du parquet, prête à sortir de la salle. J’ai craint un instant qu’elle m’abandonne et de me retrouver seul. Mais elle souriait toujours et m’enjoignait à la suivre.
Nous avons traversé un long couloir brillamment éclairé, comme le reste du manoir. La maison frémissait de vie. Je ne distinguais que des silhouettes floues et l’écho de pas lointains, mais il y avait du passage. Par une porte, j’ai aperçu un homme, Père semblait-il, ou un jeune homme qui lui ressemblait, les yeux allumés d’un éclat émerveillé, penché au-dessus d’un coffre dont le contenu envoyait des reflets dorés. Par une autre porte, j’ai vu Mère, redevenue jeune, en bonne santé, agenouillée devant un petit autel orné du faisceau d’Yseh. Les salles se sont ainsi succédé avec ici une troupe en armes sur le pied de guerre, là, une très belle femme à la peau marmoréenne et aux parures de rubis qui embrassait un homme dont l’aura d’autorité, le magnétisme, ne pouvait laisser quiconque indifférent.
Un frisson d’inquiétude m’a remonté l’échine depuis les tréfonds de l’enfance lorsque j’ai cru deviner, par une porte à peine entrebâillée, une voix implacable prononçant un psaume en langue antique, de grincement saccadé de fers et les gémissements d’une gamine. Mais la dame s’est interposée et m’a poussé à poursuivre ma route. L’inquiétude s’est apaisée.
Nous nous sommes arrêtés dans le hall d’entrée, au pied de l’escalier, devant l’une des merveilles de cette demeure : une statue de marbre blanc, délicate et criante de réalisme. Elle représente une jeune femme qui porte une couronne de fleurs, les jambes repliées sous elle. Lorsque j’étais enfant, elle représentait la femme idéale. Ma petite amoureuse imaginaire partageait ses traits. De nombreuses fois, mes yeux s’étaient timidement aventurés dans les replis de la robe qui épousait ses courbes discrètes.
Nous sommes restés là, à la regarder. La dame souriante semblait vouloir me dire quelque chose, mais je n’ai pas compris. Le dallage froid m’a réveillé, ainsi que les premiers rayons du soleil. C’est là que j’ai ouvert les yeux. Dans le hall. Les tapisseries étaient à nouveau vieilles et décolorées, les recoins obscurs inondés d’ombres. La triste figure de la jeune fille de marbre arborait à nouveau une vilaine lézarde.
Il m’a fallu du temps pour reprendre mes esprits, puis j’ai aussitôt gagné mon cabinet pour tenter de capturer mes souvenirs. Je ne sais plus que penser. Je me sens un peu idiot. Si Mère savait, comme elle se moquerait de moi.
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