L'héritier (5)
25 Solazur 767
Le campement établi dans la carrière commence à ressembler à une fourmilière, entre les équipes de minage, les prétendants à l’embauche, les membres de la logistique, les négociants à l’affût des futures productions et les curieux. Cette effervescence fait finalement une diversion bienvenue aux humeurs de Mère.
Cependant, Monsieur Adelfuchs peine à dénicher une veine digne de ce nom. Il m’a fait part de son intention d’explorer plus profondément les vieilles galeries instables. Il va falloir déblayer, étayer et creuser jusqu’au cœur de la colline. Une tâche des plus pénibles. Ma confiance en son savoir-faire et dans le courage de tous ces vigoureux volontaires me porte à l’optimisme.
Jusqu’à ce matin, du moins. Car, depuis le chemin de la carrière, tandis que je m’y rendais pour mon rapport quotidien, j’ai aperçu une sombre nuée tourner au-dessus du chantier. Corbeaux, corneilles, charognards, oiseaux de mauvais augure. Ils volaient en cercles concentriques, comme répondant à quelque dessein sibyllin. Je n’ai pu m’empêcher d’y voir un funeste présage.
Ce n’est probablement rien, si on y réfléchit sérieusement, mais ces maudits freux me donnent des frissons. Mon aversion, une fois encore, remonte à l’enfance. La naïveté de mes souvenirs déforme peut-être la réalité, mais je me rappelle qu’aux funérailles de Père, le domaine en était envahi. Ils me lorgnaient de leurs noirs regards, juchés sur les tombes et caveaux, depuis le faîte des arbres et jusque dans ma chambre, agrippés aux dégorgeoirs du manoir. Pas moyen d’échapper à leur insistant examen.
Heinrich fut autrefois soldat. Il a servi mon grand-père et a contribué à défendre Kaltfel. Il m’a rapporté des souvenirs de campagne. Il a déjà vu de telles multitudes ailées, attirées par les charniers après la bataille. Ces horreurs sont alors à la fête, le banquet est ouvert. Enhardis par le nombre, ils s’attaquent même aux blessés encore bel et bien vivants, font un festin de chairs et de viscères. Et ça crie et ça hurle tant et si bien qu’on ne peut plus entendre rien d’autre.
Mais ici, point de bataille, point de charnier, point de moribond. C’est peut-être ce qui m’inquiète le plus. Je vais tenter de les ignorer, quoique je me sente continuellement observé. J’espère qu’ils ne font que passer et qu’ils seront bientôt partis. J’espère qu’ils ne vont pas donner raison à Mère, qui je suis sûr m’épie depuis la pénombre de sa chambre d’un regard non moins noir, prête à se gausser de mes déboires.
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