L'héritier (6)

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4 Ignefol 767

Monsieur Adelfuchs est mort.

J’en tremble tant je suis bouleversé. Ma plume vacille, mutile ma calligraphie. Les jambages hérissés, les boucles étirées, les pleins et déliés erratiques donnent à penser qu’il s’agit de l’écriture d’un dément. Pourtant tout ceci est bien réel. Je ne puis m’empêcher de songer que c’est un peu de ma faute. C’est à n’en pas douter ce que me reprocherait Mère si j’avais le cran de me présenter dans sa chambre.

La journée a été torride, marquée par une chaleur écrasante, une moiteur suffocante et pas un souffle de vent. Et pleine d’ailes noires horripilantes. Le soir est soudain tombé lorsque les nuages ont conquis le ciel, portés par des bourrasques furieuses venues de nulle part. Le premier coup de tonnerre a craqué au-dessus de la carrière. Puis la tempête a pris des proportions cataclysmiques, comme c’est de plus en plus fréquent depuis quelques années sur la mer du Sinople. Les cieux se sont déchirés tandis que le monde se noyait sous des trombes d’eau.

J’étais plongé dans mon bréviaire, le nez dans le codex premier, à tenter de me concentrer sur les mots plutôt que sur la tourmente, lorsque Heinrich a fait irruption. Découvrant son expression bouleversée, j’ai aussitôt quitté mon fauteuil. Le valet m’a annoncé un visiteur de la carrière. Il s’agissait d’un jeune homme récemment embauché, originaire d’un village voisin. Son expression à lui était plus frappante encore. Les traits tirés par la peur et l’horreur, il était trempé, ses vêtements tachés de boue et de sang. Visiblement pas le sien. Il tenait des propos incohérents. Entre deux évocations hallucinées, il répétait sans cesse « ils sont devenus fous ».

En dépit des hoquets, trémolos et explications décousues, j’ai compris qu’une dispute avait éclaté entre les contremaîtres et les membres d’une équipe descendue très loin dans les galeries. Le ton est monté. Ils en sont venus aux mains. Le sang a coulé et, à en croire le malheureux, c’est tout le campement qui a sombré dans le chaos. L’esclandre a débuté juste avant la tempête, a-t-il dit, et il s’est enfui, car il a craint pour sa vie.

Je n’en ai pas cru mes oreilles. Je n’avais soudain plus qu’une idée en tête : vérifier les dires du jeune homme. J’étais sceptique. Peut-être n’avait-il simplement pas envie de travailler, peut-être voulait-il échapper à l’orage. Mais j’avais encore ce mauvais pressentiment. Et puis il y avait le sang. Heinrich a marqué un temps d’hésitation lorsque je lui ai demandé de préparer nos montures, mais il a rapidement constaté que je ne plaisantais pas. J’ai confié le malheureux à Agnes, qui lui a servi une liqueur, puis nous nous sommes mis en route.

La demeure pleurait dans notre dos. Les bois tout autour grondaient et gémissaient sous la violence des rafales. Par intermittences, le paysage se découpait autour de nous en contrastes blafards et succincts. Détrempé, aveugle, j’ai eu tôt fait de me morigéner.

Avant d’atteindre le chantier, j’ai su que quelque chose de terrible s’était produit. Le jeune ouvrier n’avait pas menti. Nous avons découvert plusieurs corps inertes, dans le bas-côté. J’ai entendu des plaintes dans les sous-bois. Une forme imposante remuait et produisait des sons étouffés. J’ai d’abord cru à une sorte de géant des bois dont les légendes sont friandes. Un éclair a alors révélé qu’il s’agissait d’un solide gaillard affublé d’une écharpe de contremaître. Il bredouillait et se débattait sans grande conviction, prisonnier d’un roncier, le regard vague. Il lui manquait une main et l’os était dénudé jusqu’au coude.

Abasourdi, je me suis rué vers la carrière toute proche, mon fidèle Heinrich sur les talons. Au détour du chemin, j’ai eu une vue plongeante sur le campement et la mine. La tempête avait perdu de son intensité et la lune montrait de temps en temps le bout d’une corne par une trouée. Mon cœur s’est serré et mon estomac s’est révolté. Le sol était jonché de corps dont quelques-uns remuaient encore. L’odeur du sang a rendu mon cheval nerveux. Ici et là, les corbeaux becquetaient.

Au milieu du camp se dresse un mât auquel flottent les couleurs des Bluttschild. À ce mât, Monsieur Adelfuchs avait été pendu. Un freux était occupé à lui boulotter la joue. J’ai rendu mon souper.

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