L'héritier (11)
6 Rubilante 767
J’ai à nouveau rêvé.
Les cauchemars ne hantent plus autant mes nuits. Je ne songe plus que rarement au désastre de la mine. Je me suis pratiquement habitué à la présence des corbeaux dans le domaine et jusque sur le rebord de ma fenêtre. Je crois que finalement, je ressors plus fort de ces épreuves.
Mais cette nuit, la présence écrasante est à nouveau venue me visiter. Mes impressions sont toujours aussi floues, mais je me souviens qu’elle était immense et omniprésente, tandis que je tremblais, minuscule, sans possibilité de me dérober. La voix m’a fait frémir à l’évocation de tombes et de clés mystérieuses. L’appel s’est fait pressant. Terrorisé, je ne songeais qu’à disparaître. J’ai cru mourir de peur.
Cette fois, ce n’est pas une dame souriante qui est venue à mon secours. Cette fois, c’est Père qui est apparu. Sa longue figure austère, son regard perpétuellement triste, son pas boitillant. Père était plus doux que Mère. Je ne l’ai bien sûr pas connu dans sa jeunesse, mais la guerre l’avait rendu enclin à la mélancolie. Les affaires du domaine, les préoccupations pragmatiques ne retenaient que rarement son attention. Aussi, quoique moins dur que son épouse, il n’était pas non plus vraiment rassurant pour l’enfant que j’étais.
Toutefois, le voir là, triste et calme, en lieu et place de la terrible voix, m’a été d’un indescriptible réconfort. J’ai voulu le prendre dans mes bras. Je ne m’étais pas aperçu à quel point il m’avait manqué jusqu’à cet instant. Mais il s’éloignait déjà, hors de portée. Je l’ai suivi à travers les couloirs illuminés de notre demeure.
Les lieux étaient encore une fois peuplés d’une vie fantomatique et distante, fébrile, mais dont je ne percevais qu’échos et silhouettes. Je devinais des officiers, coiffés de heaumes noirs ornés d’ailes de dragons, et des dames aux visages délicats, vêtues comme des reines. Par une porte, j’ai entrevu l’une d’elles, pâle et belle, produire une flamme écarlate au creux de sa paume qui, une fois éteinte, a fait place à un magnifique bouquet de roses. Dans d’autres pièces, je voyais une table emplie de cartes cernée de chevaliers, j’entendais des rires ou de la musique. Mais aussi le son d’un fouet qui claque, suivi d’un cri déchirant. Je me suis aussitôt figé. Ce cri m’a meurtri comme si j’avais moi-même essuyé le coup. Il me cuisait tel un souvenir douloureux. Autour de moi par contre, les spectres n’y ont prêté aucune attention et n’ont pas le moins du monde cessé leur va-et-vient.
Père s’est arrêté et s’est tourné dans ma direction, il m’attendait. J’ai repris ma marche inquiète, encore sous le choc. Finalement, nous avons abouti dans le hall d’entrée, devant la statue de marbre de la jeune fille. Elle était à nouveau lisse et intacte. Père, appuyé sur sa canne, la fixait de son regard chagrin. Je ne sais combien de temps nous sommes restés à la regarder, entre recueillement et fascination.
C’est un cri de Mère qui m’a réveillé. J’étais allongé sur le dallage glacé, aux pieds de la statue. J’ai d’abord cru que je rêvais encore. Mais le visage de marbre était à nouveau balafré. Et les appels se sont répétés, aigus, désespérés. Encore troublé par cet étrange sommeil et avide d’en retenir chaque fragment pour être à même de les retranscrire dans ces pages, je me suis dirigé vers la chambre de Mère.
Il faisait sombre. Le jour n’était pas encore levé. Le grand lit était vide, l’atmosphère lourde, en carence d’air frais. J’ai allumé une chandelle et découvert une forme chétive et tremblante dans un coin de la pièce. Mère m’a regardé et j’ai discerné au fond de ses yeux l’ampleur de son angoisse. J’y ai aussitôt lu de la honte également.
Je l’ai réconfortée et l’ai remise au lit. Je lui ai proposé d’appeler Agnes pour préparer une tisane, mais elle a refusé. Je lui ai demandé de m’expliquer ce qui s’était passé. Elle a d’abord gardé le silence. Elle a hésité. Puis, sceptique à présent qu’elle se trouvait devant moi, à la lueur de la chandelle, à l’écart des ténèbres où naissent les chimères nocturnes, elle m’a confié du bout des lèvres : « Je l’ai entendu. Bom-Bom-Tac, Bom-Bom-Tac. C’était lui, j’en suis certaine. Ça ne peut être que lui. Mais c’est impossible. » Je lui ai demandé de qui elle parlait. Qui avait-elle entendu ? Elle m’a regardé dans les yeux. Elle a dégluti. Sa voix s’est brisée. Elle a finalement répondu dans un murmure : « Ton père. Il marchait dans le couloir. »
Ç’a été mon tour de connaître l’étreinte de l’angoisse. Maintenant qu’il fait grand jour et que mes mains ont cessé de trembler, je ne sais plus qu’en penser. Tant que ce n’étaient que des rêves, de simples cauchemars, il n’y avait pas de raison de s’alarmer. Mais ce que Mère a entendu. Ce ne peut être une coïncidence.
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