L'héritier (13)
21 Rubilante 767
Courtaud, mais autoritaire, affublé d’une crinière et d’une barbe rousses semées de fils d’argent, un peu comme une frondaison d’automne saupoudrée d’une fine neige, Maître Galimède est un individu parfaitement exceptionnel. Il n’a pas traîné pour organiser son voyage, rassembler ses aides et prendre la route de notre demeure. Il n’a pas lambiné non plus pour s’installer. Pour tout dire, il met un peu de vie dans ces vieux murs.
Il est très enthousiaste à l’idée des découvertes qui l’attendent. Nous nous sommes retirés cet après-midi dans la bibliothèque, dont il a en quelque sorte fait son quartier général. Il désirait faire les présentations en bonnes et dues formes, parler avec moi des vestiges souterrains et examiner les éléments récupérés jusqu’à présent dans les salles. Il s’est assis dans le grand fauteuil où Père avait l’habitude de lire et m’a invité à en faire autant, comme s’il était chez lui et qu’il accueillait un invité et non l’inverse. Je ne m’en suis pas formalisé. Le personnage est un peu excentrique, mais tout à fait aimable et surtout très instruit.
Il m’a posé maintes questions sur les circonstances de la découverte des ruines, sur la situation du domaine et de la carrière et surtout sur l’origine de ma famille, qui remonte à la conquête mallorane du Sinople. « Une très vieille famille ! s’est-il enthousiasmé. Cependant Bluttschild n’a guère une consonance mallorane.
— Mes ancêtres étaient originaires de ces terres, d’après ce que j’en sais, ai-je répondu. Ils ont prêté allégeance à la république maritime lorsqu’elle s’est établie à Kaltfel et ont ensuite beaucoup prospéré grâce au commerce mis en place par leurs suzerains mallorans.
— Donc votre lignée remonte plus loin encore ! » Il s’est frotté les mains avant d’ajouter : « Vos ouvrages, vos chroniques, vos tableaux, l’héritage familial doit regorger de détails et de témoignages intéressants. C’est avec passion que je m’y plongerais, si vous m’y autorisiez.
— Ce serait avec plaisir, bien entendu. Je crains toutefois que beaucoup de choses ont été emportées par les guerres… »
Il a discerné mon malaise et en a aussitôt compris l’origine. La vieille honte. « Mallora et ses vassaux ont soutenu le Roi-Vouivre, a-t-il déclaré tout haut, mais peut-être davantage pour lui-même. La guerre des Douze a été terrible. Les vainqueurs n’ont montré aucune pitié pour les vaincus. Les pillages n’ont sans doute pas épargné grand-chose.
— Et depuis lors, ma famille connaît un lent déclin.
— Votre sœur est tout de même devenue reine de Kaltfel.
— Ma sœur… ne fait plus vraiment partie de la famille. Elle a quitté cet endroit à la mort de Père et ne nous a plus jamais donné de nouvelles. »
Il a hoché la tête et a ensuite voulu se pencher sur les pièces rapportées des souterrains. Ses yeux ont brillé. Tout à la fois empressé et précautionneux, il a manipulé les divers objets présentés, les a inspectés sous toutes les coutures. Il lâchait de temps à autres une exclamation tonitruante : « De pures merveilles ! », ou encore « Pour sûr, c’est ancien ! ».
J’ai de la chance, m’a-t-il dit, car il est docteur en histoire et spécialiste des civilisations pré Dragon Blanc, en particulier les layhirs duadäns et les Princes Noirs, du moins le peu que l’on a pu réunir à leur sujet. Or nous avions là toute une série d’antiquités duadanes datant des âges sombres. Rien d’étonnant à cela, m’a-t-il affirmé, puisque Kaltfel, comme de nombreuses autres cités autour du Sinople, a été bâtie sur une ancienne colonie duadane. D’après lui, les fragments de poteries, les statuettes et les morceaux d’armements rongés qui défilaient entre ses doigts dataient de plusieurs milliers d’années. Cette perspective m’a donné le tournis.
Puis soudain, au beau milieu d’une envolée extasiée, il s’est figé. Ses yeux se sont posés sur un bas-relief fort abîmé. Il n’a pas même osé le toucher. Il l’a épousseté avec le bout d’une plume, comme s’il craignait tout contact. Il était tout à coup fort pâle et bien silencieux. Au bout d’un moment, je lui ai posé des questions. Je désirais savoir s’il allait bien et ce qu’il avait découvert. Il demeurait muet.
Je commençais à m’impatienter, lorsqu’il a paru recouvrer la parole. Je n’ai alors pas tout saisi de son charabia. Il parlait d’un mal antique. Il a désigné un étrange dessin très abîmé sur le bas-relief, il y voyait un roi couronné qui tenait trois dragons en laisse. Pour ma part, je ne voyais qu’un ensemble de taches et craquelures. Un mot étrange s’est échappé de ses lèvres. « Streïvyr », a-t-il murmuré, du moins je crois. « Et là un Laameh, son serviteur », a-t-il ajouté en pointant un autre pictogramme informe.
J’ai commencé à m’inquiéter. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Devrais-je à nouveau fermer la carrière ? Je ne rêvais pourtant pas, Maître Galimède avait peur. Un instant auparavant encore plein de vie et d’assurance, l’érudit n’était à présent plus que l’ombre de lui-même. Hésitant. Bredouillant. Il a même envisagé de rassembler ses affaires et de retourner à Kaltfel. Je ne savais plus que penser ni que dire. J’étais désemparé.
Maître Galimède a fini par se ressaisir. « On en sait trop peu sur les Reliquiae et l’héritage des Princes Noirs, a-t-il conclu. Je ne sais même pas s’il y a un véritable danger. Mais je dois procéder à certaines vérifications. D’ici-là, lord Estebald, il faut suspendre les fouilles. Et je ne veux plus qu’aucun de ces artefacts quitte le domaine. Je veux d’abord pouvoir les étudier. »
Interloqué, j’ai voulu savoir pourquoi il était nécessaire de prendre tant de précautions. Il est resté vague, mais m’a affirmé que j’aurais droit à de plus amples explications sitôt qu’il serait lui-même sûr de ce que nous avions découvert.
Il m’a ensuite congédié, à sa manière à la fois brusque et courtoise. Je retrouvais enfin un peu de cette aura qui était la sienne à son arrivée. Je suis immédiatement venu rapporter cet étrange échange dans mon journal.
Les Corbeaux semblent nerveux, dehors. On dirait qu’une nouvelle tempête se prépare. L’aile nord se lamente déjà sous les assauts du vent.
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