L'héritier (15)
26 Rubilante 767
Je suis maudit. Ou alors les gens ont raison, c’est ce domaine qui a été marqué par Yseh du sceau du malheur et la Fosse Sanglante n’est jamais qu’un titre mérité. Mais que s’est-il encore passé dans ces souterrains ?
Je ne puis répondre à cette question avec certitude et je n’ose pas encore aller vérifier de mes propres yeux. Pas après ce qui est arrivé la dernière fois. Je crois qu’Heinrich m’en sait gré. Lorsqu’il a entendu ce qu’a raconté Monsieur Stabel, j’ai cru qu’il allait faire un malaise et s’effondrer sur place.
La journée avait plutôt bien débuté. Maître Galimède se proposait de descendre explorer les salles souterraines lui-même. Il était un peu nerveux, mais rien de préoccupant par rapport à ces derniers jours d’activité frénétique. Quant à moi, je voyais venir le moment tant attendu des explications. J’étais très intrigué par ses recherches et ses évocations sibyllines. J’admets aussi que je me languissais un peu de voir reprendre les fouilles et exhumations de richesses. Je plaçais beaucoup d’espoirs dans les bénéfices potentiels. J’avais hâte de convoquer les premiers artisans pour la réfection du manoir. En y repensant, ça me semble si lointain. Car je ne nourris plus aucun espoir à présent.
Maître Galimède est donc parti, harnaché pour l’exploration troglodytique, accompagné de ses aides dévoués et armé d’une détermination de fer. La journée s’est écoulée lentement, sereinement. Nous avons même été gratifiés d’un soleil éclatant et de fortes chaleurs tels qu’on n’en avait plus connus depuis des semaines. J’en ai profité pour m’installer à la salle à manger, une pièce qui reste souvent plus fraîche en raison de son orientation et de son volume. J’ai lu tout en sirotant quelques verres de mon cru préféré, un Opalescent d’Oranthe. Mais mes pensées me ramenaient sans cesse à l’expédition de l’érudit. Je ne parvenais pas à me concentrer et j’ai fini par délaisser ma lecture.
J’ai alors observé les grands tableaux qui ornent la pièce. On y trouve des portraits de tous âges qui couvrent plusieurs générations. Mes yeux sont allés de l’un à l’autre, un peu distraitement, tout d’abord. Puis j’ai remarqué un détail étrange. Quelque chose qui n’avait jamais retenu mon attention auparavant. Je ne suis pas particulièrement physionomiste, cependant plusieurs des gamines représentées en compagnie de leurs parents et fratries se ressemblaient. Rien d’étonnant dans une famille, je suppose. Mais elles me rappelaient vaguement, en plus jeunes, la jolie dame pâle de mes rêves étranges, ainsi que la statue du hall d’entrée. Elles partageaient toutes le même air triste, comme si on venait de les réprimander. J’ai alors réalisé que ma sœur, représentée sur le plus récent de ces portraits familiaux, paraissait également comme au bord des larmes. Je n’étais qu’un bambin sur cette toile et je ne me souvenais absolument pas de cette époque. Je ne me rappelais d’ailleurs pas d’avoir jamais vu ma sœur pleurer. Elle a toujours été plus dure et plus forte que moi. Ça m’a un peu interpelé, mais le vin y était peut-être pour quelque chose. Je me suis ensuite mis à rêvasser parmi mes souvenirs d’enfance.
Les choses se sont gâtées lorsque les nuages et les corbeaux se sont rassemblés au-dessus de la carrière. Je suis monté à mon cabinet et me suis posté à la fenêtre, le cœur serré. Je n’osais y voir un signe funeste. Puis comme pour me contredire, un éclair a frappé la cime d’un arbre au loin. Celui-ci s’est enflammé. Au même instant, Mère a poussé un hurlement.
Je me suis précipité à son chevet. Elle a toujours été de nature chétive et l’âge aussi bien que la douleur l’ont rendue pâlotte et ridée. Mais ses traits figés d’horreur, ses longs doigts crochus agrippés à sa courtepointe, son regard exorbité m’ont évoqué l’horrible vieille sorcière qui hante les contes. « Il est là, m’a-t-elle dit d’une voix fêlée par le désespoir. Il est ici. Il va venir me chercher. » J’ai tenté de la rassurer, en dépit de la crainte qu’elle m’inspirait elle-même. Elle ne s’est toutefois pas calmée. Le tonnerre couvrait en partie ses délires. Elle répétait sans cesse « Il vient ! Il est mort, il repose dans son caveau, mais il vient ! » ou encore « Elle aussi elle reviendra, cette fille du démon ! ».
J’ai appelé Agnes à la rescousse. J’ai confié à la pauvre bonne le soin de tenter de l’apaiser. Car peu de temps après son arrivée, Heinrich s’est présenté à son tour. Son front était plissé d’inquiétude. Il venait m’annoncer, encore une fois, que quelqu’un était arrivé de la carrière. Visiblement, il était porteur de sombres nouvelles.
Je suis arrivé dans le salon et j’ai découvert Monsieur Stabel. L’homme était détrempé et, debout devant la cheminée, il éprouvait toutes les peines du monde à maîtriser ses tremblements. Il serrait son chapeau entre ses doigts. Lorsqu’il s’est tourné dans ma direction, je ne l’ai pas reconnu tant il avait les traits tirés.
Il s’est à nouveau excusé, comme si l’incident était de sa faute. Puis il m’a expliqué. Les aides de Maître Galimède sont remontés des salles en fin de journée, dans la panique la plus totale. L’un d’eux portait des traces de morsures. En sortant à la lumière du jour, il a été pris d’hystérie et s’est si vivement griffé le visage qu’il se l’est partiellement arraché. Un autre a sauté sur l’un des intrépides étrangers venu voir ce qui se passait. Ce dernier n’a pas eu le temps de dégainer son épée. Le fou furieux l’a poussé à terre et lui a heurté la tête au sol jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une bouillie. Plusieurs hommes en armes sont arrivés et ont maîtrisé les aides de l’érudit, aucun n’a survécu.
« Et Maître Galimède ? » ai-je demandé. « Aucune trace », m’a-t-il répondu. Mais ce n’est pas tout. Certains hommes, parmi ces aventuriers et chasseurs de trésors, se sont rués dans les souterrains à sa recherche, afin d’éclaircir cette histoire. Il ne s’est pas écoulé longtemps avant d’entendre leurs cris résonner dans les galeries. C’est alors que le camp a sombré dans le chaos. Des gens, ceux qui avaient sans doute déjà entendu parler du premier massacre, se sont enfuis. D’autres, plus avides, se sont précipités sur le butin à disposition : les antiquités et vestiges rapportés des tréfonds, mais aussi les outils et les articles des marchands ambulants. Ceux qui se dressaient en travers de la route des uns comme des autres finissaient blessés ou pire. Monsieur Stabel est aussitôt venu me prévenir.
J’étais sous le choc. Heinrich aussi. Le silence entre nous s’est éternisé. Personne ne parvenait à comprendre ni à accepter ce qui venait d’être raconté. C’est alors qu’Agnes a fait irruption dans la pièce. Nous avons tous sursauté. « Lord Estebald, a-t-elle sangloté, dame Razella… » Sa voix s’est brisée au milieu de la phrase. Je l’ai faite asseoir à nos côtés et lui ai demandé quelques explications. Elle m’a raconté qu’elle était descendue pour préparer de la tisane et que, lorsqu’elle est remontée, Mère avait disparu.
Si je n’ai pas tant accusé le coup, c’est que j’étais déjà atterré par les événements de la carrière. Je suis resté un instant interdit, avant de me lever pour me mettre à la recherche de Mère. Nous avons appelé, fouillé chaque recoin de la demeure. Rien. Alors je suis sorti, mais la tempête ne s’était pas encore calmée. Rongée par la culpabilité, Agnes a enfilé son manteau à capuche rouge de belle laine, un cadeau de Mère, et m’a accompagné. Les autres ont suivi. Les trombes d’eau me fouettaient et m’aveuglaient au gré des rafales. J’ai cru discerner des traces de pieds nus, mais au-delà de l’allée, elles se perdaient dans l’épaisseur de la forêt. Impossible de voir quoi que ce soit, avec les ténèbres de la nuit tombée et la sauvagerie des éléments.
J’ai fini par renoncer. J’ai honte, mais Heinrich a raison. Nous y verrons plus clair demain matin. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. Je ne me le pardonnerais pas.
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