L'héritier (22)

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11 Ventode 767

Comment ai-je pu oublier une telle chose ? C’est tout un pan de mon enfance qui surgit tout à coup des tréfonds de ma mémoire. Je peux presque à nouveau entendre les cris et les pleurs, et la voix dure de Mère, et la litanie plus grave du prêtre.

À la fenêtre, j’aperçois la première neige de l’année. Une neige qui fond sitôt qu’elle effleure le sol. Mais la dérive des flocons m’apaise. Ainsi que le calme qui s’est emparé des bois. Ce calme que j’entends à nouveau, que je savoure, maintenant que le brouhaha s’est interrompu.

Il a suffi que je cesse d’ignorer les murmures. Que je leur prête attention. Un nom, toujours le même, revenait encore et encore : Solefiore.

Ma terrible sœur. Si dure, si intransigeante, tellement semblable à Mère et pourtant si différente. Elles n’ont jamais pu s’entendre. Jusqu’au jour où, Père étant mort, Sollie a décidé de partir. Sans un adieu ni un regard en arrière.

Tant d’années se sont écoulées depuis lors que ma sœur m’est à présent une étrangère. Même la nouvelle de son mariage avec le roi Alessan, nous l’avions apprise par hasard. En tant que vassaux, nous avions bien sûr reçu une invitation, comme tous les autres. Mais sans traitement de faveur ni mise à l’honneur d’aucune sorte. Mère avait simplement refusé de s’y présenter. Elle avait tout de même daigné adresser une lettre d’excuse au roi, sous un prétexte quelconque.

À l’évocation de ce nom, j’ai donc décidé de me pencher sur mon passé. Je me suis armé de courage, d’un candélabre et j’ai poussé la porte des combles. Là, sous une couche de poussière accumulée au gré des lustres, sommeillait un vaste bric-à-brac condamné à l’oubli. J’ai farfouillé de-ci de-là, sans savoir au juste ce que je cherchais ni comment m’y prendre. J’ai beaucoup toussé et éternué. J’ai dérangé tout un royaume d’araignées. J’ai exploré une terre jamais foulée. Tout ça à la lueur des bougies.

J’ai déniché quelques tableaux. Des vieilleries abîmées par le temps et l’humidité sur lesquels d’antiques Bluttschild en armures bombent le torse. L’un ou l’autre paysage nimbé des lueurs d’été ou chatoyant des rousseurs d’automne, au creux desquels on devine les meilleurs jours qu’a connus notre demeure séculaire. Des trésors qui auraient fait les délices de ce pauvre maître Galimède.

Et puis, cachées dans un recoin, comme si on avait voulu les enfouir et les oublier à tout jamais, j’ai découvert quelques toiles plus récentes : des portraits de Solefiore. Mère les avait fait retirer de nos murs à la suite de son départ. Une manière de l’exclure définitivement de la famille. Les observant, j’ai aussitôt eu la même impression qu’il y a quelque temps, dans la salle à manger. L’expression de la gamine ou de la jeune fille restituée par la main experte de l’artiste dénotait invariablement une profonde tristesse. Voire même, une fois la petite enfance passée, un chagrin troublé de rancœur.

J’ai poursuivi mes investigations dans cet espace visiblement dévolu à ma sœur exilée. J’ai trouvé des dessins, des travaux de broderie maladroits, un herbier rempli de fleurs séchées, un collier de perles et, plus étrange, quelques talismans. Un chapelet, une petite icône du prophète, une bande de soie cousue d’inscriptions en langue antique. Du peu que je pouvais déchiffrer, ce semblait être une sorte de charme de protection. Finalement, je suis tombé sur une boîte en fer blanc apparemment anodine. Les charnières du couvercle ont rechigné et menacé de se déformer. Avec précaution, je suis parvenu à l’ouvrir sans dommages.

À l’intérieur : une liasse de feuillets tachés de moisissure. Il s’agissait d’une série de rapports et d’observations. L’œuvre d’érudits. J’y ai lu que Solefiore était frappée de la malédiction des Princes Noirs. Ce que les éminences protestantes appellent malédiction, les arcanistes le considèrent comme un don. Le pouvoir d’altérer le monde. La magie. Sur le coup, j’ai été frappé de stupeur et cependant, avec le recul, j’ai l’impression de l’avoir toujours su.

J’ai déchiffré tant bien que mal les rapports grignotés d’humidité. À mesure que les pages se succédaient, mes souvenirs d’enfance émergeaient des ténèbres où ils étaient confinés, baignés d’un jour nouveau. Mère, en fervente adepte du rigorisme protestant, avait dû vivre comme un opprobre la « malédiction » de sa fille. Un sel douloureux sur le souvenir cuisant et honteux de l’ancien suprémacisme. Elle avait gardé la nature de sa fille secrète, plutôt que de l’envoyer se soumettre à la houlette du Cercle ou d’un mentor et d’afficher ainsi ce déshonneur aux yeux de tous. D’après ce que je comprenais, Mère avait voulu guérir Solefiore du mal qui la rongeait. Les prêtres avaient pratiqué des exorcismes, l’avaient bardée de reliques, d’onctions, d’entraves. Ils avaient même fini par meurtrir sa chair en vue de rompre son lien si particulier avec l’ether. Mais ce lien devait être fort, car rien n’y a fait. Leurs pratiques n’ont eu pour résultat que de briser une fillette.

Je me rappelle à présent les plaintes entendues au loin, répercutées dans les tréfonds de la maison, où le secret tentait d’échapper à la captivité. Je revois l’expression de marbre de ma sœur, son inaptitude à la tendresse, ses disputes avec Mère. Je comprends sa fuite. Je comprends son silence.

Peut-être qu’il suffisait de ça, comprendre. Peut-être luttais-je contre mes propres démons, en définitive. J’espère qu’avec la vérité, j’ai également trouvé la paix.

Je ne me lasse pas de regarder ces flocons tomber doucement.

Je suis serein. Enfin.

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