L'héritier (23)

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12 Ventode 767

Non. Non, ce n’est pas terminé. L’appel de la carrière se fait toujours pressant et le malheur frappera tant que je n’y répondrai pas.

Ça a commencé avant même que je m’éveille. Ou plutôt, ça a recommencé. La voix s’est à nouveau manifestée.

Je dormais d’un sommeil paisible et sans rêves, lorsque l’abîme s’est ouvert. Le néant a déployé son immensité autour de moi. J’ai tremblé d’insignifiance. J’ai ressenti la présence écrasante, la voix impérieuse et tonitruante. J’avais beau l’avoir expérimenté à plusieurs reprises déjà, ça n’a pas été plus facile cette fois-ci. J’ai presque cessé d’exister dans cette infinité d’hostilité et j’ai chaque fois l’impression d’y perdre quelque chose, d’y consumer une part de moi.

Ce n’est pas une voix avec laquelle on discute. L’effusion est unilatérale. Sans aucune forme de tact ou de ménagement. La voix ne souffre ni opposition, ni indécision. Au risque d’être broyé, je ne vois pas d’autre terme. On ne peut que la laisser rugir et espérer survivre.

Une fois encore, je n’ai pas compris le sens des mots, pour autant qu’il y ait eu des mots. Mais j’ai appréhendé l’essence du message délivré. Deux clés, deux tombes et quelque chose de neuf : Solefiore. Le nom, l’image ou le concept de ma sœur m’a été martelé avec insistance. Impossible de se méprendre.

Puis la voix s’est effacée. Je crois que ces manifestations lui coûtent. J’ai senti disparaître peu à peu l’irrépressible autorité, mais le soulagement a été de courte durée.

Car cette fois, je n’ai pas eu à faire à une dame aimable, ni à Père. J’ai aperçu une créature difforme que l’obscurité ne suffisait malheureusement pas à dissimuler. J’ai deviné un esprit d’une portée limitée, tenaillé dans une grande souffrance et une haine intense. Une pauvre chose, en somme, pitoyable et écœurante. Méprisable. Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un animal, mais pas non plus d’un homme.

La créature arpentait les bois, voûtée, écumante, animée d’intentions vaguement mauvaises (le bien et le mal ne revêtant pas pour elle de signification affirmée) et d’une inextinguible soif de sang.

Un fumet a attiré son attention, éveillé son appétit. La fumée du bois consumé, aromatisée d’un reste de nourriture. Une odeur de vie. Une odeur de festin. Elle s’est approchée, silencieuse. Au cœur d’une clairière, elle a trouvé une petite habitation de pierre. Un filet diaphane s’échappait de la cheminée, une lueur moribonde de la croisée. La chose a pris soin de rester à l’abri, tout à l’orée des bois, et a fait deux tours de la clairière. Tout était calme. Même la vie habituelle de la forêt retenait son souffle au passage de la bête.

Ensuite elle a osé s’aventurer à découvert. Dans un rai de lune, j’ai vu une main torse et griffue se poser sur la poignée de la porte. Elle a résisté à la poussée. Fermée à clé. Alors la créature s’est approchée de la fenêtre. Aux rougeoiements des braises, on devinait la forme d’un homme avachi dans un fauteuil, face à l’âtre. Il somnolait. Le festin attendait. Seul obstacle : une mince croisée de verre.

Tout s’est passé en un éclair. Les croisillons ont volé en éclat. L’homme s’est levé en titubant. La chose s’est jetée sur lui. L’homme a crié, brièvement, avant d’avoir la gorge tranchée. Le sang a coulé. Chaud. Palpitant. Suave.

Il s’est encore débattu. Il a fallu frapper, lacérer. L’horreur m’a saisi lorsque, à la lumière plus vive des braises, j’ai eu le loisir de détailler la bête. Une parodie d’être humain. Pas un membre droit, des proportions grotesques, de petits yeux brillants et avides. Une crinière hirsute, rousse, semée de fils d’argent. Un peu comme une frondaison d’automne saupoudrée d’une fine neige.

La victime se débattait de moins en moins. Mais moi, j’étais secoué dans tous les sens.

J’ai ouvert les yeux et j’ai vu Heinrich, penché au-dessus de moi, les yeux exorbités par une folle inquiétude. Il essayait de me réveiller. Il m’avait trouvé gisant là, aux pieds de la statue de marbre, sur les dalles glacées du hall d’entrée.

En soi, cette expérience a déjà été traumatisante. La voix menaçante au-delà de toute description, la référence insistante à ma sorcière de sœur, cette créature dont je refusais encore d’admettre l’évidente origine. La matinée s’est écoulée dans une sorte de brouillard d’angoisse.

Et puis j’ai reçu la visite du magistrat de Rosenwald, escorté de deux gardes. Je les ai accueillis sans enthousiasme. Ce n’était pas une visite de courtoisie. Au demeurant, ils n’avaient pas davantage l’air heureux d’être là, sur mon domaine maudit.

Le magistrat m’a annoncé la mort d’Athelbert, le garde-chasse. S’est ensuivie toute une série de questions, certaines tout à fait insolites, au gré desquelles j’ai compris qu’il avait été victime d’une bête particulièrement sauvage. Dévoré dans son propre logis. J’ai revu sa petite maison, le filet de fumée à la cheminée, la gorge ouverte et le sang.

Je n’ai rien appris au magistrat. Qu’aurais-je pu lui dire ?

Le malheur a de nouveau frappé. L’appel de la carrière retentit, plus fort que jamais. J’ai peur. Peur de m’y aventurer moi-même. Et peut-être plus peur encore de requérir l’aide de ma royale sœur. Mais je ne peux plus me défiler. Demain, je lui écrirai.

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