L'héritier (24)

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13 Ventode 767

Je n’ai presque pas dormi. Toute la nuit durant, j’ai appréhendé la rédaction de ma lettre. Je peine un peu à identifier l’origine exacte de cette crainte. Enfant déjà, ma sœur me faisait un peu peur. Je redoutais ses mouvements d’humeurs et ses farces pas tout à fait innocentes. Elle s’amusait de mes frayeurs. Mais peut-être que ce n’est pas tout. Peut-être que je sentais, déjà alors, la force mystérieuse qui couvait en elle. Peut-être que Mère m’a, d’une manière ou d’une autre, communiqué son aversion.

Ajoutons à cela la peur de l’inconnu, car je ne la connais plus, cette sœur devenue reine. Quelle reine est-elle devenue ? Une souveraine éclairée, précieuse conseillère de son roi ? Une tisseuse, tapie au milieu de sa toile, prête à tirer les ficelles ? Froide et arrogante ? Dévorée par la rancœur ? Ou par l’ambition ?

La plume à la main, entravé dans mes hésitations, j’étais bien en peine de poser le moindre mot. Me présenter comme son petit frère qui ne l’avait pas oubliée me semblait usurpé. Prétendre n’être qu’un humble sujet ne paraissait pas plus honnête. Et que dire ensuite ? Comment expliquer les carnages, la mort de Mère, les voix, l’appel de la carrière ?

J’ai passé toute la journée, assis à mon bureau, à me torturer les méninges. Au bout d’un moment, j’ai noirci des pages, je me suis lancé dans des tentatives d’explications. Exaspéré, je finissais systématiquement par froisser et jeter ces débuts peu prometteurs.

Lorsque le jour a décliné, la neige s’est remise à tomber. L’obscurité a envahi la pièce. J’ai allumé une chandelle et me suis aperçu que je n’avais rien avalé depuis mon réveil. La faim me tenaillait. Avant de descendre grappiller quelque chose aux cuisines, j’ai voulu relire l’un de ces essais manqués. J’ai défroissé la page. Stupéfait, j’ai réalisé que j’étais incapable de me relire. Bien sûr, les caractères étaient brouillons, la calligraphie nerveuse, les taches nombreuses. Mais je ne pouvais tout simplement pas me relire, car je ne connaissais pas la langue dans laquelle j’avais écrit. Les signes et les mots que je devinais ressemblaient à du vetivien antique. Encore que dans une forme plus archaïque que celle que peuvent pratiquer les prêtres.

J’ai cessé d’essayer de comprendre. La feuille est tombée à mes pieds, parmi les autres, et je suis descendu en quête de victuailles.

Je sirotais un verre de vin en mangeant du poulet aux pommes froid, Agnes avait voulu le réchauffer, mais ma faim était par trop pressante. Je bâfrais avec appétit, lorsque le heurtoir a retenti dans le hall. Deux coups puissants. J’ai failli m’étouffer. Nous avions de la visite.

Il faisait nuit, il neigeait et cette fois la neige formait des amoncellements ouateux. Qui pouvait bien arriver par ce temps et à cette heure ? Je suis arrivé dans le vestibule au moment où Heinrich ouvrait la porte et je suis resté figé sur place.

Les visiteurs étaient deux. Un nain. Petit être étrange, aux atours criards, tout de jaune et d’or vêtu. Un sourire énigmatique balafrait son petit visage boursoufflé. À son côté, une dame svelte, deux fois plus grande que lui. Sa mise tranchait avec celle du nain par sa sobriété : une longue robe noire boutonnée jusque sous le menton, une cape bien légère pour ce froid et rendue folle par le jeu des bourrasques, un fin diadème d’argent posé sur une chevelure maintenue en un chignon serré. Pouvait-il s’agir de la dame de mon rêve, la première fois que la terrible voix s’était manifestée ?

Me voyant planté là, tout éberlué, le nain a caqueté un rire grinçant et la grande dame s’est approchée, les bras ouverts. « Allons donc, m’a-t-elle dit d’une voix mélodieuse, tu ne m’embrasses pas ?

— Comment ? ai-je articulé.

— Voyons, Moineau, ai-je à ce point changé que tu ne me reconnais pas ? »

J’ai cru m’effondrer. C’est la statue de marbre, derrière moi, qui m’a empêché de tomber à la renverse. Un instant plus tôt, j’en étais encore à me demander par quel bout entamer cette maudite lettre, et voilà qu’apparaissait ma sœur, comme par magie.

Muet, j’ai reçu son accolade dans la plus parfaite hébétude. Ce brave Heinrich a pris les choses en main. Il nous a priés de le suivre à la salle à manger, nous a servi un remontant puis s’est retiré pour nous préparer quelque chose à manger.

Le nain a boitillé jusqu’à sa chaise, sur laquelle il a dû se hisser sans beaucoup de grâce. Ma sœur a pris place à côté de lui. Quant à moi, assis au haut bout de la table, j’ai vidé mon verre tout en détaillant mes deux hôtes. Au terme d’un silence gênant, Solefiore a abordé des sujets banals et alimenté la conversation. Elle a évoqué quelques vieux souvenirs et détaillé l’un ou l’autre tableau.

Agnes et Heinrich nous ont apporté le souper. Lorsqu’ils ont eu terminé et resservi les verres, ma sœur les a congédiés. Elle désirait une certaine intimité. Avec leur départ, le silence a repris possession de la pièce. Je ne trouvais toujours rien à dire, alors Solefiore s’est décidée : « Nous venons pour les ruines souterraines », a-t-elle lâché de but en blanc. Je ne sais plus trop ce que j’ai bredouillé, mais j’ai soudain ressenti un réel soulagement. Quoique le regard du nain bariolé me mettait vaguement mal à l’aise.

Elle m’a expliqué que son ami, qu’elle appelait sire Lyndor, avait entendu parler des ruines anciennes mises au jour. Il prétendait qu’il y avait de grandes découvertes à faire là-dessous et s’était adressé à ma sœur la reine pour intercéder auprès de moi. Bien entendu, les ruines s’étendaient sous ma propriété et Lyndor était prêt à me payer un généreux « droit d’exploitation ». Ma sœur avait pratiquement parlé d’une traite et son sourire, quoique chaleureux, n’est pas parvenu à calmer l’angoisse tapie au fond de moi.

Là-dessus le nain, qui n’avait pas encore prononcé un mot, a posé un coffret sur la table. Plutôt lourd d’aspect, avec des ferrures entrelacées, je ne saurais dire d’où il le sortait, mais il était bien là. Avec mille précautions, ses petits doigts boudinés ont couru sur les ornements jusqu’à provoquer un déclic. Le couvercle s’est ouvert pour révéler un trésor de souverains d’or et de pierres précieuses. Les richesses renvoyaient de merveilleux scintillements sous la caresse des chandelles de la salle à manger. J’étais envoûté. Les visions d’une splendide fresque décorée de roses et d’angelots au-dessus d’une salle de bal ont flotté devant mes yeux. Ensuite, sire Lyndor s’est exprimé pour la première fois, d’une surprenante voix grave où couvait une autorité jusque-là insoupçonnée : « Un autre coffre suivra, si nous trouvons ce que nous cherchons. »

Mon cœur s’est emballé. Heureusement que j’étais assis. Je n’osais croire à ma fortune et je songeais avec horreur aux terribles catastrophes qui avaient frappé la carrière récemment. Aux dangers qui guettaient. Je devais les avertir. Mais les mille feux du coffret me criaient de ne pas les faire fuir. Une petite voix, sournoise, me chuchotait même qu’après tout, la carrière réclamait Solefiore.

Mais ensuite, ils ont tous défilé dans ma mémoire : Père, monsieur Adelfuchs, maître Galimède, Mère, Athelbert et tous les autres… Et ma sœur me regardait, aimable et souriante, après tout ce qu’elle avait traversé ici, dans ces vieux murs maudits.

Alors je me suis résolu à tout leur dire : « Je ne puis me taire, ai-je commencé. Il faut que vous sachiez qu’une menace pèse sur ces ruines. Un véritable danger. Si vous savez pour la découverte des antiques galeries, vous avez sans doute aussi entendu parler des drames…

— Nous savons », a simplement répondu ma sœur.

Et sire Lyndor d’ajouter : « Ce qui rôde là-dessous, j’en fais mon affaire. »

J’aurais dû être soulagé, je suppose. Ils ne comptaient pas s’enfuir au loin avec leur précieux coffre. Or mon malaise grandissait. Ils savaient. En outre, ce petit homme aux jambes torses, au crâne bombé, si chétif se prévalait de tenir tête à ce qui était tapi dans l’obscurité des galeries. À cette chose qui avait signé la perte de tant de braves et perverti l’un des plus grands esprits qu’il m’ait été donné de rencontrer. Il est peut-être sorcier, comme Solefiore.

Toutefois le soulagement ne venait pas. Le malaise demeurait. Mon trouble s’est encore accru lorsque le nain a conclu : « Une dernière chose, cependant, puisque vous en parlez. Nous aurons besoin d’Agnes… ou de Heinrich, comme vous voulez. Mais je préférerais Agnes. Et je crois que vous aussi. »

Son regard noir, serti dans son visage bouffi, a brillé. Sa balafre de sourire s’est étirée. J’en frissonne rien que d’y repenser. À bien y réfléchir, en dehors de sa singularité, je ne sais pas ce qui m’interpelle le plus. Qu’il connaisse le nom de mes domestiques. Qu’il ait besoin de l’un d’entre eux. Ou encore que le choix lui soit à peu près égal.

« Avons-nous un accord ? » a-t-il enfin demandé. Il connaissait la réponse avant moi, j’en aurais juré. Je n’ai pas osé poser la moindre question. J’ai hoché la tête. Puis, je puis l’affirmer, malgré tout ce qui s’est passé récemment, je ne me suis jamais senti si mal. Comme si ma vie venait de basculer irrémédiablement.

Je ne sais pas au juste où j’en ai trouvé le courage, peut-être dans l’expression avenante de Sollie, ou dans la curiosité qui me rongeait depuis les évocations sibyllines de maître Galimède, mais j’ai réclamé quelques explications. « Qu’est-ce que c’est ? ai-je notamment demandé. Cette chose, dans les ruines ?

— Une chose ancienne, a répondu ma sœur. Une chose dangereuse. Aussi bien de ce côté du Voile que de l’autre.

— C’est une création du Roi-Vouivre, c’est ça ? »

Elle m’a regardé avec un intérêt nouveau, comme on regarde un enfant qui détient des connaissances censées être hors de sa portée. « Pas exactement. Mais il n’est pas étranger à la chose, ni à la raison de notre venue. C’est sa longévité qui a piqué son intérêt. Et s’il ne l’a pas créée, il l’a assurément altérée. Mais elle est bien plus ancienne, peut-être aussi ancienne que le monde. »

Je n’étais pas sûr de comprendre la moitié de ce qu’elle me disait. Le nain a ricané. Puis il a murmuré quelque chose à Solefiore. « Il est déjà terrorisé », a-t-elle soufflé en retour, avant de m’adresser un sourire compatissant.

Je n’ai pas de souvenirs précis du reste de la soirée. Je n’avais plus d’appétit. Assurément, pour quelqu’un dont les invités venaient d’assurer la fortune, je n’ai pas été un hôte des plus agréables. Nous n’avons pas même évoqué le récent décès de Mère. Ils ont un peu discuté entre eux, d’une promise et de choses qui m’échappaient, dans l’étrange idiome des arcanistes la plupart du temps. Et chaque fois que le regard de sire Lyndor se posait sur moi, j’avais l’impression d’être nu et n’avais qu’une hâte : qu’il parte. Qu’il quitte ma demeure et n’y revienne jamais.

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