L'héritier (26)
15 Ventode 767
Si je pensais en avoir terminé avec la carrière et les ruines, je me trompais. Je transcris ceci à titre d’ultime témoignage, en quelque sorte. Au cas où je ne reviendrais pas.
Car en effet, j’ai à nouveau été visité cette nuit, dans mon sommeil. L’expérience était toutefois différente des précédentes. Je n’ai pas eu à faire à la terrible présence. C’est ma sœur qui est venue me visiter dans mes songes. Ce n’était pas à proprement parler un rêve, d’ailleurs. C’était trop clair, trop direct. Il s’agissait plutôt d’un message.
Elle m’a expliqué qu’elle et son partenaire s’étaient montrés trop empressés et avaient négligé un détail important. Ils avaient besoin d’une clé et, selon ses propres termes, Agnes n’avait pas suffi. Je n’ose pas imaginer ce que cela peut bien impliquer. Mais ils sont à présent piégés quelque part dans les souterrains. Elle ne l’a pas dit explicitement, mais son ton et son attitude me donnent à penser qu’ils sont en danger. Ils ont besoin de moi.
Elle m’a prié de trouver cette fameuse clé. Un objet censé déverrouiller des protections mises en place par le Roi-Vouivre lui-même. Elle était à peu près sûre que la clé avait été dissimulée dans notre demeure, à l’époque de la guerre des Douze, peu avant la chute du Roi-Vouivre et de ses alliés. J’ai voulu protester. Comment saurais-je, moi, où le tyran suprémaciste avait décidé de cacher un tel artefact, il y a de ça des générations ? Mais elle n’a laissé la place à aucune discussion. Elle en avait besoin et je devais trouver un moyen de mettre la main dessus. Elle a également précisé de me faire accompagner d’Heinrich pour descendre dans les souterrains, une fois que j’aurais déniché la fameuse clé. Sans ça, je ne pourrais pas les atteindre.
Le réveil n’a pas été des plus agréable. Le sentiment d’urgence, l’idée de me rendre moi-même dans ces galeries, l’impression que tout reposait sur mes épaules m’ont donné le tournis. N’en aurai-je donc jamais terminé avec cette malédiction ? Et par où commencer mes recherches ? La défaite du Roi-Vouivre et les pillages des alliés avaient causé beaucoup de destruction. Cette clé avait pu être volée ou égarée. Je ne savais même pas si je devais chercher une véritable clé ou un objet tout à fait étranger à la serrurerie. Après tout, les mages ont un sérieux penchant pour le secret et la dissimulation, du moins ils en ont la réputation.
Néanmoins, sitôt un frugal déjeuner avalé, je me suis retroussé les manches. J’ai plongé le nez dans les annales familiales à la recherche d’une mention de cette clé ou d’un objet ayant appartenu au Roi-Vouivre ou à un illustre ancêtre de cette époque. Mais, qu’elles aient été détruites alors ou qu’on les ait fait disparaître comme un honteux secret, nos archives ne remontaient jamais si loin. J’ai retourné le grenier pour trouver ne serait-ce qu’un indice, dans des chroniques, des contes, sur une toile ou une sculpture. En vain.
La journée s’étirait vers la soirée. La neige tombait à nouveau.
J’errais dans les couloirs, l’œil à l’affût du moindre détail. Je scrutais les vitraux, les armures, les moulures et les tapisseries, je tentais de me souvenir d’histoires ou anecdotes de Père ou de Mère, mais le Roi-Vouivre et l’époque du déclin soudain de ma famille était un sujet tabou.
Je commençais à désespérer. J’ai cru découvrir quelque chose dans le fronton sculpté de la porte d’entrée. Un guerrier y était représenté, avec une épée à la ceinture, dont la garde évoquait les ailes déployées d’un dragon, et revêtu d’une armure d’écailles. Il tenait également un livre sous le bras. C’était une représentation traditionnelle de Velmar Skell, le Roi-Vouivre. Il paraissait donner sa bénédiction tandis que l’on posait la première pierre de la demeure, ou d’une nouvelle partie de la demeure. Au terme de cette journée de recherches, je trouvais enfin une référence au terrible souverain qui avait failli mettre les royaumes du Pacte sous sa coupe. Bénéficier de la protection d’un tel patron témoignait de l’importance et de l’influence de ma famille à cette époque.
J’ai ramené un escabeau pour examiner le bas-relief de plus près, au cas où un élément m’échapperait. Le sculpteur n’avait pas ménagé ses efforts, la représentation fourmillait littéralement. On y trouvait toute une assemblée de seigneurs et de notables, une profusion de références aux Bluttschild et à leur emblème à la rose. Certains visages, quoique menus, m’inspiraient une certaine familiarité. Sans doute les avais-je aperçus sur d’autres œuvres.
Puis mon attention a été attirée par un personnage un peu moins entouré que les autres, un peu à l’écart, mais à une place d’honneur, tout à côté du roi. Il s’agissait d’une jeune femme. Elle tenait une rose à la main. Rien d’étonnant. Elle et le Roi-Vouivre se regardaient. Je l’avais déjà vue, j’en aurais juré. Dans mes rêves, peut-être. Elle ressemblait à Solefiore. Elle évoquait un souvenir d’enfance. C’est alors que ça m’a frappé. Je me suis agrippé à l’escabeau pour ne pas choir.
Je me suis retourné. Elle était là, dans le hall, blême et froide. Comme le marbre dont elle était faite. Elle me lançait un regard triste depuis son socle. Alors je me suis approché. J’avais tout à coup cette certitude, comme si je l’avais toujours su. La clé était là, sous mes yeux.
J’ai inspecté la jeune femme sous toutes les coutures. Et j’ai fini par trouver. Sous une couche de poussière, la ligne mince et à demi effacée d’un joint au niveau du cou. Sans cérémonie, j’ai grimpé sur ses genoux. J’ai saisi sa tête et j’ai tourné pour la lui dévisser. Sans succès. Du coup, je n’ai pas lésiné sur les moyens. Je me suis muni d’un marteau et d’un burin. J’ai regardé une dernière fois ce beau visage, si délicat, si charmant. La jeune fille idéale de mon enfance. Ça me brisait le cœur. Un arcaniste n’aurait peut-être eu qu’à prononcer une formule. Mais je ne possédais pas ce genre de talent.
J’ai frappé, frappé, frappé, jusqu’à ce que la tête se fende en deux et que Heinrich accoure, inquiété par le bruit. Il a dû croire que j’avais perdu l’esprit, juché sur la jeune fille décapitée, mes outils à la main. Mais c’est avec un sourire triomphant que j’ai extrait la clé du cou de la statue.
Elle ressemble davantage à une longue baguette d’argent, terminée par une fourche et couverte d’inscriptions occultes. Impossible de se méprendre, toutefois. Il s’agit bien de la fameuse clé dont ma sœur a tant besoin.
À la satisfaction de trouver la clé a succédé l’angoisse. Maintenant, il faut trouver le courage de se rendre à la carrière et de descendre dans les souterrains. En dépit de la chose qui rôde dehors et qui a tué Athelbert. En dépit de la chose ancienne tapie dans les ruines. En dépit de tout ce qui s’est déjà produit, de ces dangers que je ne comprends pas, de cet horrible nain et de ce qui attend Heinrich. Car je dois l’emmener avec moi, Solefiore a été très claire à ce sujet. Ceci dit, je ne crois pas que j’oserais m’y rendre sans lui.
Il ne veut d’ailleurs pas y aller, lui non plus. Mais il est brave et loyal, et je lui ai un peu menti, je lui ai affirmé qu’Agnes était en danger, qu’elle avait besoin de nous. Je n’ai pas eu le choix. J’espère qu’un jour je pourrai me pardonner. Et j’espère que je verrai un autre jour se lever pour m’en donner l’occasion.
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