Vingt-trois décembre de l'an dix
Mon tendre ami,
Voilà plusieurs semaines que je pense à vous sans cesse. C'est que j'ai eu l'immense tristesse de voir s'approcher avec l'hiver le sordide anniversaire de votre départ, date qui a sonné le glas de la dixième année depuis...
Dix années depuis que nous avons, pour la dernière fois, posé notre regard et notre confiance l'un sur l'autre. Une fraction de siècle...
Dix années que je vous écris, dix années que vous me manquez affreusement. Dix années que ma vie a basculé irrémédiablement. Dix années que vous avez choisi d'éteindre la vôtre.
Mais le destin porte décidément bien son nom.
J'ai récemment rencontré un très jeune homme qui m'a immédiatement rappelé nos jeunes années, et votre présence. Il partage avec vous ce sourire triste mais sincère, et ce regard qui semble une porte sur tous les maux de la Terre, et tous les songes des Cieux. Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis qu'il arborait discrètement au poignet gauche ces marques qui caractérisent toujours les esprits égarés et solitaires. L'expression physique de ce que nous avons surpris, à l'époque, l'un chez l'autre.
Pour l'amour de vous, ou peut-être par égoïsme, pour ne pas risquer de ressentir à nouveau cette douleur écrasante, cette lame dans la poitrine qui accompagna votre départ, je lui proposai mon aide. Sincèrement. Simplement.
Comme les âmes solitaires sont belles, et combien il est difficile de les atteindre, de les toucher, de les réconforter... Cet enfant dont je vous entretiens, m'a dit, avec cette candeur et cette désillusion qu'une fois encore je reconnais de vous, qu'il ne pensait pas pouvoir être aidé par qui que ce fut. Cette réponse, à travers mon regard d'adulte, rouvrit instantanément la plaie que je tiens de votre main. La peine, la certitude, le désespoir que je lisais dans ces yeux et que je n'avais pas encore mesurés dans leur horreur véritable, vous les avez ressentis également, n'est-ce pas ?
Comment faire ? Comment atteindre cette âme solitaire, avant que ne lui viennent les pensées qui vous ont convaincues ce triste soir sur les toits ? J'entends dire tant d'horreurs, tant de mystères concernant cet enfant...
Ma plus sainte peur est que par leurs mots acérés, inconscients, les adultes, une fois encore, brisent ce qu'il reste d'espoir dans ses yeux malades d'avoir trop vu, trop vécu pour leur jeune âge.
Si vous me lisez, aiguillez-le. Donnez-lui la force de supporter, de surmonter ce qu'il a tant de mal à admettre à tout autre qu'à lui. Et peut-être également à lui-même.
Il manque au monde les artistes comme vous qui ont fui ses atrocités. Aidez-moi à garder encore un peu cette jeune recrue, qu'il ne soit pas dit que le monde d'aujourd'hui se départit dès qu'il peut de ce qu'il a de plus vrai...
Vous manquez à mon art comme l'hiver à l'hellébore, vous manquez à mon âme bien plus encore.
Vôtre, pour toujours,
E'lia
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