Vingt-deux juillet de l'an neuf

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Le vingt-deux juillet de l'an neuf

Château de Verchant

Très cher ami,

Voilà tant de jours que nous ne nous sommes pas vus, entendus, ni même lus. Je reconnais volontiers que depuis plusieurs mois je rechigne à m'adresser directement à vous. Mais vous devez m'accorder que vos réponses, quand elles existent, sont lapidaires et bien malaisées à déchiffrer. Comment vous en vouloir, cependant ? J'imagine que vous faites du mieux que vous pouvez. Je vous suis reconnaissante d'essayer.

Je retrouvai en rangeant, il y a quelques jours de cela, une reproduction de cette grande toile que vous dessinâtes à l'encre d'Orient il y a bientôt dix années. Dix années, trois mille six cent soixante dix jours ou presque, depuis ce matin funeste.

Pouvez-vous y croire ? Cela me semble être à la fois hier et une autre vie. Bien sûr, depuis, je vous écrivis. Longuement. Librement. Ma colère, ma solitude, et le réconfort de votre souvenir, de notre rencontre, de cette amitié si chaleureuse et si vraie qui s'imposât à nous dès les premiers instants.

Evidemment, mes lettres ne vous parviennent plus. Elles me furent rapidement retournées, intactes, depuis ce jour, et n'auront jamais pour lecteurs que mes yeux qui pleurent votre départ.

Alors je vous écris de moins en moins. Pourtant, ce tableau, que j'ai à nouveau sous les yeux, entre les mains, me pousse à reprendre la plume par cette nuit d'été où il fait bien trop chaud pour Morphée et ses tours de passe-passe.

Voilà dix ans que j'observe votre oeuvre, parfois pendant des jours entiers, et jamais je n'ai l'impression de l'avoir complètement comprise. Vous y inscrivîtes tant de visages, tant de ces monstres qui vous hantaient, que je regrette de n'avoir pas eu l'occasion de les lire à travers vos yeux. Je ne doute pas que cette lecture eut été terrible, mais elle eut, j'en suis certaine, apaisé cette inquiétude que je ressentis toujours à votre endroit, et qui s'avéra tristement providentielle.

Je n'ai jamais cessé de penser que vos oeuvres étaient la clé de votre âme tourmentée, et que, fusse ma lecture suffisamment fine, elle eut pu vous sauver des terribles épreuves que vous affrontiez alors, avec courage. Comme je m'en veux d'avoir agi en enfant maladroite lorsque vous aviez besoin d'un roc solide sur lequel adosser votre esprit fatigué. Je ne sus pas vous retenir. Je le vis. Comme mon esprit, que je n'écoutais pas alors, et qui me hurlait votre départ et me haranguait pour que je vous retienne. Je n'en eu pas la force. J'espère qu'un jour, mon ami, vous saurez me pardonner, car vous serez le premier de nous deux à le faire.

Le monde a bien changé depuis que vous décidâtes de le quitter. Les banquiers se font aujourd'hui empereurs, les hommes d'affaire, souverains. La jeunesse qui s'entendait dire que les études menaient à tout se voit refuser du travail, faute de financements, faute de diplômes trop nombreux, faute d'expérience, faute d'exister, finalement. Vos parents comme les miens voient leurs proches tomber dans les affres de la pauvreté, la santé déclinante, l'embauche également. La culture semble à la fois être accessible partout et n'intéresser personne. Admettons que sa rareté passée lui eut conféré un attrait particulier, son omniprésence actuelle la rend insipide au plus grand nombre, qui préfère se vautrer dans la facilité du présent, de l'excès et le sommeil des idées.

Je pense souvent à vous. Dès lors qu'il est question de refaire le monde à son idée, l'on s'écarte, l'on va voir ailleurs de quoi cela cause. Comme si cela portait malheur de rêver, d'espérer, de construire un futur différent de celui qui se profile dangereusement face à nous.

Fussiez-vous à mes côtés, nous porterions un bien lourd monde sur nos frêles épaules. Finalement, peut-être est-ce mieux que vous vous soyez délesté de ce poids voilà bien des années. Celui de votre propre histoire était déjà bien assez lourd.

J'ai appris hier le décès tragique d'un artiste de renom. La rumeur veut qu'il se pendit jusqu'à ce que mort s'en suive, sur son propre domaine. Lui non plus n'a pas supporté le poids du monde. Je ne puis qu'espérer qu'il trouvera la paix à laquelle il aspire, ainsi que je le fais pour vous.

Accueillez-le, je vous prie, le plus aimablement du monde, cet homme a un don pour les mots et la musique, vous verrez.

J'entends le coucou de la pendule de l'entrée qui s'ébroue discrêtement. Voilà que deux heures du matin sont passées. Il est temps pour moi de clore cette lettre.

Je vous promets de vous écrire encore, et plus souvent. Si vous lisez ces mots, c'est tant mieux. Quoi qu'il en soit, ils auront au moins le mérite d'apaiser mon âme, ésseulée par votre absence.

Votre, toujours,

E'lia

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