Le solstice d'hiver

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En cette froide soirée de décembre, le vent semblait prendre une voix humaine tandis qu’il hurlait au loin. Bourrasques et neiges se déchaînaient sur les toits pentus des petites maisons de bois de Hval, sans parvenir à étouffer de grands éclats de rire. Et pour cause : les célébrations de Yulejuhlä étaient bien avancées. Les enfants du village et leurs familles, tous réunis en la vaste pièce commune des Hallströms, terminaient leur modeste festin pour venir s’asseoir en arc de cercle sur le grand tapis de laine teinte, auprès de l’âtre où une flamme bienveillante crépitait en chassant les ombres de la nuit. L’air sentait bon le bois fumé, la viande rôtie et le vin chaud.

  • Sëta Erik ! Raconte-nous une histoire ! réclama la petite Liv, sous les sourires amusés de ses parents.
  • Une histoire, une histoire ! reprirent les autres enfants en tapant dans leurs paumes.

Le vieil Erik leva la main pour réclamer le silence, qui se fit presque immédiatement. Le conteur barbu, conscient de l’emprise qu’il exercait sur la marmaille - et que, d’ailleurs, nombre de parents lui enviaient - , promena un regard pétillant sur son auditoire.

  • Un à la fois, mes petits loups. Quelle histoire voulez-vous donc que je vous conte cette année ?

Les jeunes se consultèrent bruyamment, remplissant le salon de chêne de cris confus. L’ancien baleinier eut un petit soupir attendri et prit les devants :

  • Pourquoi pas celle du Dräge ?

Un concert de “oui” enthousiaste lui répondit, et il secoua lentement la tête, ses tresses suivant le mouvement. Chaque année, la légende du dragon d’argent était quémandée ; c’en était devenu une tradition à part entière, qui avait autant sa place durant les fêtes de Yule que la morue macérée, le sapin fraîchement coupé et les boulettes de mouton farcies.

  • Bien. Il était une fois…, commença-t-il d’une voix grave.

***

« Il était une fois un royaume tout de neige et de glace, niché au cœur des monts Ulven. Isolé des villes continentales et des vents chauds du Sud, le Royaume de Talvi, le seul de l’île d’Arnulf, était celui de l’hiver éternel, où le soleil ne se levait jamais. »

Les villageois, silencieux comme à l’église, sourirent doucement en entendant sa dernière phrase. Tous savaient bien qu’une telle situation ne perdurait que six mois l’an, mais enfin, ces exagérations produisaient toujours leur petit effet.

« En ces temps lointains régnait la famille Kylmä, au creux des montagnes les plus élevées. Le roi, Almarik II, était alors connu pour sa grande sagesse et sa capacité à diriger son royaume de baleiniers, de pêcheurs et de chasseurs. À l’époque, son peuple n’était pas pauvre comme nous le sommes aujourd’hui : l’île d’Arnulf jouissait d’un grand prestige auprès des civilisations continentales, qui recherchaient l’huile de baleine et les fourrures de qualité que seuls nous pouvions leur donner. Grâce au doux commerce, de petites villes émergèrent peu à peu au cours de son règne. Mais à sa mort… Son fils aîné, Harald Premier, monta alors sur le trône. Jeune, fougueux, passionné des arts et méprisant des terres qui l’avaient vu naître, il ruina très tôt son pays en levant des taxes que ses petites villes peinaient à payer, malgré l’affluence étrangère sur ses côtes.

De cet argent ensanglanté naquit le légendaire Palais des Glaces. Il est dit qu’il affréta des esclaves de contrées lointaines au Sud pour bâtir de quoi assouvir sa folie des grandeurs… et que des milliers d’innocents moururent au cours de sa construction, qui dura plus de vingt pénibles années. Certains périrent en acheminant la glace des grands lacs de l’Est jusqu’au bord des falaises hasardeuses ; d’autres encore décédèrent de froid et d’épuisement, puisqu’ils devaient travailler dix heures chaque journée, qu’il grêle ou qu’il vente. Le palais des Glaces était un château maudit !

Pourtant le roi en était fou. Il voulait faire de cet endroit un symbole de pouvoir, une preuve de force visible aux yeux du monde, avec cette immense bâtisse perchée sur les rebords de ses montagnes. Douze tours, quatre entrées, cent chambres ! Il ne cessait de faire changer les plans. La Cour toute entière aurait pu y séjourner simultanément. Rien n’était trop beau ou trop bon pour son projet, et de mois en mois, les impôts s’alourdissaient. Une révolte populaire fut longtemps réprimée par son armée drüskelle, qui n’hésitait guère à mettre à sac des villes entières et à égorger des familles par douzaines, ne laissant pour seuls témoins que des soldats aux yeux glacés par le gain et la brutalité. Ah, le roi devait bien se moquer d’eux, du haut de sa forteresse enneigée ! »

Le vieillard marqua une longue pause que rien ne vint briser. Ses yeux délavés luisaient d’un éclat terrible à la lumière du feu et les enfants frissonnèrent, pendus à ses lèvres.

« Pourtant, ce fut bien celle-ci qui mit fin à son règne. »

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