85. Abandon
Kallian.
D'un œil étrangement éteint, un licteur l'introduisit au sein de la galerie. Le vieux prince s'y trouvait, assis au haut bout de sa table jonchée de paperasses, de bougies, de pains de cire à cacheter. Il paraissait si épuisé.
- Les formulaires sont signés et prêts pour la livraison à mes représentants, déclara-t-il en désignant un tas de parchemins roulés.
Kallian s'installa sur le siège en face, accablé.
- Je n'arrive pas à y croire. Dis-moi que c'est un mensonge.
- Ce n'en est pas un. Je songe depuis un bon bout de temps à regagner Dusétia. L'île compte parmi les ports les plus puissants de l'Empire, proche des caravanes occidentales. Tu pourrais y générer de bons bénéfices si...
- Comment as-tu pu faire ça, Ikarus ? coupa le cadet. N'as-tu guère de gratitude envers Sa Majesté Impériale ?
L'aîné s'affala sur sa cathèdre en laissant échapper un sifflement entre ses dents. Derrière, les reflets du brasero jouaient vaguement sur ses mèches éparses ainsi que sur les veines qui lui battaient la tempe.
- Nos désaccords perpétuels me chagrinent... murmura-t-il. Sûrement, s'agit-il là du propre des relations fraternelles. J'ai moi aussi désapprouvé les actions de Kratheus. Et parfois, Kastor me mettait tellement en colère que je devais le réprimander afin qu'il m'obéisse.
Il joue la carte de la nostalgie ?
- Sermonne-le à ta guise. Aurais-tu perdu la raison ? Tu abandonnes ton devoir et laisses ton souverain gérer seul la crise dans laquelle il est plongé ? Son héritier est mort, son trône est menacé, et toi, tu fuis ?
- Je ne fuis pas, rétorqua l'ancien. Il n'y a aucune menace insurmontable, il suffit de fournir un minimum d'effort. Mais Kratheus le fera-t-il ? Aspire-t-il à la paix ou à la vengeance ? Il connaît ma position, je n'ai nul autre conseil à lui prodiguer.
Retrouver sa terre natale équivalait autrefois au rêve d'un vieil homme désillusionné. Bérène posait souvent la question, et Kallian persistait à affirmer que quitter Aetherna était impensable sur le plan professionnel et personnel. La réponse la navrait inexplicablement, et aujourd'hui, il comprenait pourquoi.
- Et Julia ? T'es-tu donné la peine de lui exposer tes desseins ?
- Julia veut demeurer auprès de toi. Je ne la forcerai pas.
- Donc tu la délaisses ?
- Elle rechigne à me suivre, toutefois, s'engage à se plier à tes exigences et à ne se marier que si le prétendant découle de ma sélection ou de la tienne. Le traumatisme de la perte d'Ostorios, je suppose.
Kallian n'en crut pas ses oreilles. Le deuil affectait-il réellement la veuve, ou la subite capitulation subodorait un non-dit ? Certes, l'image d'Amarys habitant sa résidence le réjouissait ; néanmoins, il ne se sentait pas capable d'assumer la pleine responsabilité de sa nièce.
- Me colles-tu Julia dans l'espoir que je change d'avis et accepte de t'accompagner ? Et si je refuse de la garder ? Que se passera-t-il ?
- Je ferai ce qu'il faut sans chercher ton approbation. Reste à Aetherna si cela te plaît.
Le choc de la démission le heurta de plein fouet. Il fixa son aîné, vit la détermination qui avait reconstruit cet empire. Ikarus avait été son garant, son protecteur, son véritable père, lorsque le précédent empereur se préoccupait de satisfaire ses lèche-bottes de conseillers au détriment de ses propres enfants.
- Je resterai, proféra-t-il. Je suis un Valerian de pure souche. Je suis chez moi ici.
- Notre mère descend d'un royaume conquis des siècles auparavant par Égée, et avant Égée, d'autres peuples ont foulé ce sol. Des notions telles que « sang de pure souche » ne riment à rien. Que tu en sois fier ou non, tu es à moitié Dusétien.
Ikarus prit un parchemin de la pile entassée sur son bureau.
- Pourvu que tu reviennes à de meilleurs sentiments, dit-il en le tendant à son petit frère, mais je le répète, c'est ton choix.
Kallian brisa le sceau et déroula le papier.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Ton héritage, en tant que mon pupille.
Les iris cobalt allèrent du document au donateur, revinrent sur le document. La lecture des lignes le glaça. Personne ne recevait de legs du vivant du testataire...
Ses poings se refermèrent sur les bords du manuscrit.
- Pourquoi ?
- Parce que je ne sais pas comment t'assurer que je ne t'obligerais à rien qui n'aille à l'encontre de ta volonté. Te voilà complètement indépendant.
Ikarus poussa un lourd soupir, se passant une main tavelée sur le front alors que des souvenirs refaisaient surface.
- J'ai servi, offert mon entièreté à mon pays, veillé de mon mieux à ton éducation. Je n'ai souhaité que te transmettre le patrimoine de nos parents.
Le regret voilait sa voix. Kallian y discerna une vulnérabilité insoupçonnée tandis que son frère poursuivait, affligé :
- J'aurais aimé que tu connaisses notre mère. Tu détiens son caractère rebelle. Et les dieux savent à quel point elle chérissait ta grossesse bien plus que celle de Kastor.
Ses pupilles, identiques à la nuit qui obscurcissait les nuages, errèrent à travers les colonnades.
- J'étais là le jour de ta venue au monde, durant le labeur. Quand les matrones m'ont intimé l'ordre de me retirer, je les ai mis au défi de m'y forcer... Malgré la fièvre due à l'hémorragie qui a suivi ton accouchement, l'unique désir de l'impératrice se résumait à te serrer dans ses bras. Elle savait sa fin proche. Du coup, elle m'a contraint de prêter serment. De jurer de prendre soin de toi, de te traiter au même titre que mon fils Markos âgé de trois ans à l'époque. J'ai essayé d'honorer cette promesse.
Son timbre s'épaissit. Sa main se posa sur le bureau, paume vers le bas. Par ce geste, il sembla réclamer un appui, un ancrage à un monde auquel il n'appartenait plus.
- Maintenant, je souhaite me reposer près de ma mère.
À cet instant, une soudaine réalisation frappa Kallian. Stupéfait, il reposa le testament sur la table. Il aurait dû s'en rendre compte. Peut-être l'avait-il fait, seulement, il se complaisait dans le déni.
Il est en train de mourir.
Il le regarda et le découvrit tel qu'il était vraiment : gris, bien plus vieux que ses quarante-six ans. Et très humain.
- Alors, cette maladie qui te mine ne passe pas.
- Non.
- Depuis combien de temps ?
- Un an, voire deux.
Blessé par l'aveu tardif, Kallian demanda, le ton empreint d'un reproche sourd :
- Qu'attendais-tu au juste pour me le révéler ?
- Tu as toujours vu en moi une force indéfectible. Sans doute, l'orgueil m'a-t-il aveuglé. Aucun prince ne consentirait à paraître diminué aux yeux de ceux qu'il s'est juré de protéger...
Ikarus massa ses paupières cernées.
- Nous devons tous affronter l'au-delà, Kallian. Tel est notre destin.
Voyant l'expression assombrie de son cadet, il précisa :
- Cette confidence ne vise pas à te tourmenter. Cependant, un choix s'offre à toi. Tu mérites de connaître la vérité avant de décider. Quelle que soit ta décision, tout ce qui est énuméré ici t'appartient désormais. Prends-en les rênes, démantèle-le, vends-le morceau par morceau. Peu importe. Avec une gestion appropriée, Julia a largement de quoi vivre confortablement pour le reste de sa vie, et j'ai pris des dispositions pour Bérène.
Kallian toisa son frère, déçu par sa reddition. Ikarus Valerian avait baissé les bras. Pourtant, vaincu ou non, l'ancien continuait d'exercer un contrôle de fer.
- Oh, oui, grand-frère, comme d'habitude, tu as tout prévu. La gérance du douaire de Julia par mes soins, la vie de ta femme arrangée jusqu'à son enterrement, même mon avenir, tout, soigneusement ficelé !
Tel un chiffon sale, il pinça le papier entre son pouce et son index.
- D'un souffle, tu m'annonces ta maladie incurable, ensuite, tu me retires ma liberté en me confiant l'ensemble de ce que tu as construit et travaillé, là, couché sur un papelard.
Ses phalanges ratatinèrent le document en un bruit sec.
- Et puis tu as l'audace de me dire qu'un choix s'offre à moi !
Il jeta le parchemin froissé sur la table.
- Quel choix ?
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