23. L'annonce
Kallian.
L'annonce d'Ikarus avait mis le palais en émoi. Dès que les mots étaient sortis de la bouche de son père, Julia avait piqué une crise d'hystérie qui n'avait pas cessé depuis.
— Je ne l'épouserai pas ! Je ne veux pas ! s'écria-t-elle. Vous ne pouvez pas m’y obliger ! Je vais m'enfuir ! Je me tuerai !
Le vieux prince lui donna une gifle. Il n'avait jamais fait une telle chose auparavant. Kallian fut trop surpris pour se lever du canapé à temps et fit claquer sa coupe de vin sur la table.
— Ikarus ! s'exclama Bérène, visiblement aussi choquée que son beau-frère.
Julia resta bouche bée, la main appuyée sur sa joue.
—Tu m'as frappée, dit-elle comme si elle n'y croyait pas non plus. Tu m'as frappée !
— Je ne tolérerai pas tes caprices puérils, Juliatheia ! Parle-moi encore sur ce ton et je te gifle à nouveau. Compris ?
Les yeux de la petite princesse se remplirent de larmes tempétueuses.
— Ce que je fais, je le fais pour ton bien, ce que tu concevrais si tu possédais une once de jugeote. Tu épouseras Nikanor de Philippos. Il dirige la province la plus riche de l'empire, il est très respecté, aimé par la plèbe. Il était prévenant et fidèle envers sa défunte épouse.
— Il est vieux et décrépit !
—Il a trente-neuf ans et est en bonne santé.
—Je ne l'épouserai pas, je vous le dis ! Je ne l'épouserai pas !
Des torrents dévalaient sur ses joues.
— Je te détesterai si tu m'y contrains. Je te détesterai jusqu'à ma mort !
Elle quitta la pièce en courant. Kallian voulut se lancer à sa poursuite, mais sa belle-sœur le stoppa d'une voix posée.
— Laisse-la. Amarys, occupe-toi d'elle.
La petite Shulamite, qui était jusqu'alors terrée dans un coin, se dépêcha de suivre sa maîtresse hors de la pièce.
— Était-ce nécessaire, mon frère ?
— Si tu avais accepté d'épouser Dione, non.
— Le trône a-t-il tant besoin de l'argent de Phillippos ?
Ikarus boitilla jusqu'à sa cathèdre, les phalanges blanchies serrées autour de sa canne, avant de se laisser choir et d'exhaler un soupir.
— Deux rébellions simultanées à gérer ne laissent pas les coffres intacts, Kalliandros ! Je n'allais pas abandonner notre famille alors que les Shulamites et les Estaniens nous ont saigné à blanc. Oui, nous avons besoin de Philippos, et nous avions besoin de toi pour consolider cette alliance. Mais te préoccupes-tu seulement d'autres choses à part ton adorable frimousse ? N'essaie donc pas de me sermonner lorsque, contrairement à toi, je place les intérêts de l'Empire au-dessus des miens.
Le jeune prince grinça des dents, se forçant à la contenance malgré la rage qui prenait racine en lui.
— Kallian, intervint la maîtresse de maison lorsqu'il commença à s'avancer, cela n'aidera pas Julia si tu te disputes avec ton aîné.
— Il n'avait pas le droit de faire une chose pareille !
— Il a le droit d'un père.
— Par les dieux, Bérène ! Dis-moi que tu es contre ce mariage.
— Pas du tout. Nikanor est un homme de bien. Julia ne souffrira nullement à ses côtés.
Kallian secoua la tête avec colère et quitta les appartements de son frère. Il se dirigea alors vers ceux de Julia. Il voulait s'assurer que sa nièce allait bien.
Elle pleurait toujours, mais de façon moins hystérique. La jeune Shulamite la tenait comme une mère, caressant ses cheveux, murmurant des paroles de réconfort. Le prince se tint dans l'embrasure de la porte afin de les observer sans se faire remarquer.
— Comment mon père a-t-il pu penser à me marier à ce misérable vieillard ? gémit Julia en serrant son esclave comme un talisman.
— Son Altesse Ikarus vous aime, maîtresse. Il ne veut que votre bien.
Kallian recula, mais resta dans le corridor.
— Il ne se soucie pas de moi ! L'as-tu vu me frapper ? Tout ce qui l'intéresse, c'est d'avoir le contrôle sur ma vie. Je ne peux rien faire sans son approbation expresse, et j'en ai assez ! J'aimerais que l'oncle Kratheus soit mon père. Olympias peut faire tout ce qu'elle veut !
— Quelquefois, la liberté ne vient pas de l'amour, ma princesse, mais du manque d'attention.
— Ce que tu dis n'a aucun sens ! Si tu aimes quelqu'un, tu le laisses vivre à sa guise !
La voix de Julia s'éteignit dans un énième sanglot.
— Que voulez-vous faire, maîtresse ?
Kallian s'avança et vit Julia rester silencieuse un moment, confuse.
— N'importe quoi, répondit-elle en fronçant les sourcils. Tout.
La princesse se leva.
— Tout sauf épouser Nikanor de Philippos !
Elle prit une petite fiole de parfum.
— Tu ne peux pas comprendre, Rys. Parfois, j’ai l'impression d'être plus esclave que toi !
Avec un cri de frustration, elle jeta le flacon contre le mur. Le parfum éclaboussa les draps, coula sur les carreaux de mosaïque représentant des enfants gambadant dans une profusion de fleurs, avant de saturer la chambre de son odeur écœurante.
Julia s'affala par terre et pleura à nouveau.
Kallian s'attendait à ce qu'Amarys l'aperçoive en fuyant la rage de sa nièce, mais elle ne se retourna pas. Au contraire, la servante se leva et se dirigea vers sa maîtresse. Agenouillée, elle lui prit les mains et parla doucement, trop doucement pour qu'il l'entende.
Julia se tut. Elle hocha la tête comme pour répondre à une question. Tenant toujours ses mains, l'esclave se mit à chanter dans sa langue maternelle. Julia ferma les yeux et se laissa emporter par la mélodie, même si Kallian savait qu'elle ne comprenait pas l’idiome. Lui non plus.
Pourtant, debout, dans l'ombre, il se surprit à écouter, non pas les paroles, mais la voix suave de la jeune fille.
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