33. L'Orthogone
Rys.
Persis l'intendant vint la chercher. Il s'occupait des esclaves de la maison, était dévoué à Nikanor, et méprisait la façon dont Julia traitait le Gouverneur.
— Le maître vous attend dans les jardins.
Amarys était mortifiée de honte. Elle savait que les serfs qui entraient en contact avec Julia ne l'aimaient pas. Espéraient-ils que Nikanor rejette sa femme au profit de sa servante ?
Elle alla voir le seigneur à contrecœur, gênée d'être en sa présence.
La première chose qu'il lui demanda concerna les monomaques. Même si, comme tous les Egéens, il allait aux théatrons, le fait de célébrer la mort d'un homme ne lui inspirait que répulsion. Par conséquent, la fascination de Julia pour ce sujet le troublait.
—Assistait-elle souvent aux jeux, à Aetherna ?
—Non, mon seigneur. Son oncle Kallian l'y a emmenée une ou deux fois.
—Ikarus était-il au courant ?
Amarys rougit.
—Tu ne romps pas un serment sacré en me dévoilant quelque chose sur ma femme, assura-t-il. Cela n'ira pas plus loin que mes oreilles.
—Le vieux prince ne le savait pas, avoua-t-elle.
—Mais j'imagine qu'il s'en doutait. Il est difficile d'empêcher Julia de faire ce qu'elle veut.
Il demanda si les Écritures parlaient de grands guerriers. Amarys lui raconta la prise de Jéricho par Josué et la crainte qu'il inspirait aux Cananéens. Elle lui relata comment Jonathan, le fils du roi Saül, et son porteur d'armure avaient escaladé une colline et mis en déroute une garnison de Philistins, renversant ainsi le cours d'une guerre entière. Puis elle parla de Samson.
Nikanor poussa un petit rire dédaigneux.
—Ton Samson semble avoir un penchant pour les femmes fourbes. D'abord, une épouse infidèle, ensuite une prostituée à Gaza, et enfin la belle, mais rusée Dalila ?
Il secoua la tête en marchant avec elle sur le sentier, les mains jointes dans le dos.
—Un beau visage aveugle un homme plus rapidement qu'un coup de poing dans l’œil. Tous les hommes, sont-ils esclaves de leurs propres passions, Amarys ? Tous les hommes, sont-ils des imbéciles lorsqu'il s'agit de femmes ?
Le regard porté droit devant traduisait des pensées lointaines.
—... Comme j'ai été un imbécile en épousant Julia ?
Affligée par ses paroles, Amarys s'arrêta dans l’allée et, sans réfléchir, posa sa main sur son bras. Il semblait si abattu, si désespéré. Elle voulut le réconforter.
—Ne croyez pas cela, mon seigneur. Ce n'était pas une erreur d'épouser ma dame.
Rys cherchait constamment un moyen d'expliquer et d'excuser les fautes de sa maîtresse.
—Julia est inexpérimentée, ajouta-t-elle. Donnez-lui du temps.
La lassitude plissa les lèvres du gouverneur.
—Certes, elle est inexpérimentée. Elle n'a jamais souffert d'épreuves, n'a jamais eu faim ni manqué de rien. Du coup, elle n’a jamais rien appris.
Son timbre était dénué de ressentiment.
—Le temps n'y changera rien.
—Toutes choses concourent au bien, mon seigneur.
—Je te le concède. Du bien est venu de mon mariage avec elle, en effet.
Nikanor lui caressa la joue.
— Je t'ai eu, toi.
Il sourit avec tristesse lorsque les pommettes de la jeune femme se colorèrent et qu'elle baissa les yeux.
—J'ai failli oublier ton présent.
Portant la main sous le double pli de son manteau, le gouverneur exhiba la chose, enveloppée de papier brun.
Rys approcha comme si le paquet risquait de la mordre et rabattit un pan du papier. L'aigle d'or ciselé dans l'ébène scintilla au contact de la lumière. Elle se saisit de la plaque rectangulaire, la retourna, et lut son prénom au revers, gravé en égéen. Ses doigts, reployés sur la corde en cuir qui soutenait l'objet, se mirent à trembler.
Dieu ! Je... dois rêver.
—Ne t’en afflige pas, ma chère. J'ai tenté de me suicider quand j'ai perdu Helena. Les dieux m'ont joué un tour cruel. Après les premières semaines de mariage avec Julia, j'ai eu l’impression d’errer dans le désert, sans but. T'offrir a été l'acte le plus désintéressé que ma femme ait fait depuis qu'elle est arrivée ici. Maintenant, grâce à toi, je peux tout supporter.
Elle se mit à pleurer, le corps voûté, comme si elle portait le poids de la plaque de bois sur ses épaules. Ses poings serrés étaient le seul signe de son soulagement silencieux.
Mon Dieu ! Est-ce bien réel ?
Elle leva les yeux vers Nikanor qui avait cet air partagé entre la fierté et la peur du rejet. Avant qu'elle ne puisse parler, il leva la main vers son visage, l'effleurant légèrement, lui faisant relever un peu la tête.
—Cela ne ramenèra pas les proches que tu as perdus, j'en suis navré. Mais tu m'as donné une raison de vivre à nouveau. Je t'offre en retour l'opportunité de récupérer ta vie d'avant.
Les Égéens appelaient ce rectangle l’Orthogone. Les esclaves bénéficiaires de ce don jouissaient du droit d’obtenir des terres et de voyager seuls à travers le pays. Grâce à lui, ils pouvaient exercer un métier de leur choix, bâtir, posséder leurs propres biens, à condition de déclarer et de reverser une partie de leurs revenus à leurs propriétaires. Tant qu'ils ne quittaient pas le territoire impérial et rendaient correctement compte aux maîtres, ils étaient considérés comme des hommes libres.
Nikanor fit basculer le menton de la jeune femme et plongea son regard dans ses yeux remplis de larmes pendant un long moment, l'étudiant avec tendresse.
— La passion ne dure qu'un instant, la compassion toute une vie, dit-il doucement. Tu es une amie pour moi, Amarys. Quelqu'un à qui je peux parler et me confier.
Oh, mon Dieu ! Mon Dieu !
Il se pencha et embrassa son front, comme le faisait son père.
— Il faudra attendre quelques semaines avant que l'empereur ne signe les actes de propriété que j’ai envoyés. Tu pourras alors aller à Shulam avec les fonds nécessaires pour reconstruire la maison de ta famille. Cela te plairait-il ? Le royaume n’est plus sous protectorat, mais a été rattaché en tant que nouvelle province d’Egée avec Kastor comme gouverneur. Il a fait un excellent travail de reconstruction des villes. J'espère qu'un jour, je verrai votre grand temple renaître de ses cendres.
Lorsque ses sanglots se calmèrent, elle se retrouva avec la gorge irritée. Pourtant, en dépit de l'inconfort, elle ressentait une joie indescriptible.
— Oh, mon seigneur, soupira Rys en s'essuyant le nez sur sa manche, mon seigneur, comment pourrais-je vous remercier ?
Il fit glisser ses mains le long de ses bras et les saisit fermement.
— Tu l'as déjà fait. Je suis comblé.
D’un geste d’une infinie délicatesse, il lui embrassa les poignets, avant de la laisser seule dans le jardin.
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