34. Projets insidieux
Rys.
— Il est parti à Aetherna !
Julia renversa d’un coup de pied le panier de champignons puis s'assit sur une grosse racine, dépitée, ignorant les esclaves qui firent une brève pause pour la regarder.
Les butineurs quadrillaient les abords du palais jusqu’à la lisière de la forêt, bifurquant vers le nord, en direction des pinèdes. Là, au milieu des dunes couvertes de mousse et coiffées de pins tordus, les serfs, paniers en mains, petites lames de couteaux scintillants au soleil du matin, trouvaient les demeures des champignons et cueillaient, cueillaient, cueillaient.
— Qui donc, maîtresse ? Votre oncle ? demanda Amarys en ramassant les champignons et en les remettant soigneusement en place.
—Non ! Le monomaque que nous avons vu sur la route il y a cinq semaines. J'ai appris qu'il s'appelait Oldric. Il a tué l'instructeur de la caserne et a été vendu à un certain Bammon, qui entraîne les combattants de l’empereur ! Il a été emmené à Aetherna !
À en juger par la respiration saccadée de Julia, Rys déduisit que sa maîtresse avait galopé directement de la caserne vers le palais, puis du palais vers les bois pour partager sa déception. Un magnifique éventail de plumes blanches se pliait sous ses phalanges blanchies.
—Et moi, je suis coincée à Philippos ! glapit la petite princesse. Olympias le verra avant moi ! Elle boira probablement du vin avec lui lors d'une des fêtes précédant les jeux !
Bien qu'elle s'efforçât de ne rien laisser paraître de ce qu'elle ressentait, le départ du monomaque soulageait Rys. Peut-être qu'à présent, Julia allait le chasser de son esprit et se tourner vers son mari. Nikanor ne la décevrait pas. Il était bon et intelligent, sensible et tendre. Connaissant les sentiments de son épouse, le gouverneur n'insisterait pas sur ses droits maritaux. Si la princesse se donnait du temps, elle pourrait apprendre à l'aimer pour l'homme qu'il était.
Oh Dieu, écoute ma prière. Je te recommande ma maîtresse et son époux.
La Shulamite s'attristait de voir à quel point l'homme était seul. La quête d'érudition occupait son esprit, mais ne le satisfaisait pas. La jeune serve n'abandonnait pas pour autant ses efforts pour lui offrir la connaissance de Dieu à travers les Écritures. Nikanor commençait à croire au Créateur, à la chute de l’humanité et à la nécessité de la rédemption.
Je suis convaincue que Celui qui a commencé une œuvre bonne en lui, finira par la parachever.
Hélas, en dépit de ces signes prometteurs, Julia ne se rapprochait guère de son conjoint. Et plutôt que de tendre la main à sa femme, Nikanor persistait à convoquer l'esclave.
Maintenant, en observant l'expression maussade de Julia qui fixait les bois, contrariée parce qu'un monomaque était parti pour Aetherna, Amarys se demandait à nouveau ce qu'elle pouvait faire pour renouveler l'amour du Gouverneur envers sa jeune épouse.
— Le maître est dans sa bibliothèque, informa la serve. Vous apprécierez sa compagnie.
Julia lui jeta un regard cassant.
— Il m'ennuie à mourir. Je préfère qu'il caresse ses parchemins plutôt que moi. Ou ramasser des champignons. Tiens, laisse-moi t'aider, dit-elle en se penchant.
La Shulamite repoussa d'un geste doux, mais ferme, le bras de la petite princesse.
— N'y touchez pas ! Certains sont vénéneux et je n'ai pas fini de les trier.
Les champignons remplissaient le panier, leur noir brillant se perdant sous la couche de terre brun foncé. L’épaisseur du compost ressemblait à de la fourrure.
—Lesquels ? demanda Julia.
Amarys en désigna un, fendu en deux sur son chapeau rosé par l'herbe sèche d'où il s'était extirpé. Julia le cueillit et se leva, le brisant en deux moitiés sombres.
— Dans la partie supérieure, il n'y a guère de différence, expliqua l’esclave, c'est dans la tige. Ils sont inodores et insipides, mais si on les avale, on peut tomber très malade.
— Je peux donc les toucher !
— S'il vous plaît, maîtresse, je ne souhaite pas vous voir souffrante !
La princesse soupira et se détourna, ressemblant plus à une enfant vulnérable qu'à une jeune épouse égoïste. Son esclave essaya de changer de sujet pour l'apaiser.
— Ne trouvez-vous pas qu'il fait beau ? La brise est très douce ce matin.
— Il fait trop chaud, bougonna Julia.
Amarys tripota son collier de cuir en pensant à l'Orthogone qui devait le remplacer dans quelques semaines. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres.
— Il fait bien plus chaud dans mon pays. Comparé à celui de Shulam, le ciel d'Égée est clément. Je rends grâce chaque jour pour cela.
Le souvenir de la fournaise qu'était le désert rouge, une terre de sable brûlant, revint. D'immenses dunes se déplaçaient au gré des tempêtes. L'horizon plat et sans fin se brisait par endroit par des groupes de hauts piliers rocheux semblables à des champignons géants. Au milieu de la mer de sable s'étendait, scintillante de chaleur, la belle oasis, le village d'Addis-Alem avec ses toits ocres en forme de dôme.
L'image des bergers avec leurs chèvres noires et blanches, des caravanes de chameaux qui allaient et venaient, chargés de sacs de sel ou de fruits secs ou encore les tentes des nomades qui flottaient aux abords de la bourgade réchauffèrent le cœur de l'exilée. Il ne s'agissait plus d'un rêve. Bientôt, la possibilité de revoir sa terre natale se concrétiserait.
— Aimeriez-vous visiter Shulam un jour, ma princesse ? demanda une esclave emplie d'enthousiasme.
— Pour qui me prends-tu ? rétorqua l’épouse en colère. Dione ? Il faudrait être fou pour aller dans cet amas de sable et de cailloux ! D'ailleurs, j'espère que la peau de ce laideron s'y flétrira !
— Princesse ! s’indigna Rys en couvrant sa bouche avec ses paumes, ce qui fit glousser Son Altesse.
Dione s’était rendue à Shulam, et Julia en bouillonnait de rage, consciente que la maisonnée lui reprochait d'être la cause de ce départ inattendu. La princesse et sa belle-fille se disputaient beaucoup. La tempérance de la fille du gouverneur se heurtait toujours à la fougue de Julia, ce que Dione ne pouvait plus supporter.
Amarys admirait pourtant l'indépendance, la confiance et le calme qui exsudaient de la dame de Philippos. Sa maîtresse au contraire préférait les femmes qui s'adonnaient au plaisir ainsi qu’à une vie excitante, et qui ne la critiqueraient pas pour la façon misérable dont elle traitait son époux.
N’existera-t-il donc jamais de paix entre les deux ?
C’était un processus long et laborieux, la recherche de champignons de pin, mais la cueillette ne faiblissait pas. Les esclaves fouillaient sans trêve à travers les racines afin de satisfaire les goûts mycophiles de leur seigneur.
— Il est presque midi, constata Julia.
— Voulez-vous que je fasse venir une litière pour vous ramener au palais ? proposa la serve.
— Ce n'est pas si loin, je peux cheminer avec toi.
Rys et sa maîtresse longèrent les bois durant quelques mètres. Son Altesse étirait ses jambes en marchant, l'herbe sèche s'écrasant sous ses sandales. Elle paraissait plus détendue et semblait profiter du vent frais en dessous des feuillages.
— Je ne comprends pas pourquoi tu me demandes toujours la permission de passer du temps avec ces serfs de cuisines.
— Cela me permet d'apprendre, ma princesse. Il n'existe pas de tels arbres dans mon pays. Ni de champignons.
— Tu m'as l'air bien trop joyeuse d'accomplir une corvée aussi ridicule !
Amarys se mordit la lèvre, désolée qu'elle ait tant de mal à contenir son allégresse. Elle se demanda intérieurement à quel moment annoncer la bonne nouvelle à sa maitresse.
Peut-être devrais-je laisser le Seigneur Nikanor s’en charger lui-même.
Les butineurs suivirent un sentier, le tracé d'un ruisseau qui traversait une gorge entre deux collines. Le chemin était humide et la lumière du soleil atténuée lorsqu'ils atteignirent le cours d’eau, dont les parois étaient bordées de rochers et de grandes dalles de granit qui formaient le chemin. Là, les serviteurs firent une pause pour se regrouper avant de s'abreuver.
Déployant son large éventail de plumes, Julia l’agita dans les airs en détaillant le groupe de cueilleurs.
—Je suis fatiguée et j'ai la gorge sèche, déclara-t-elle au bout d’un moment.
— Une fois rentrés au palais, je vous apporterai du vin, promit Amarys.
Désaltérés, les esclaves prirent le chemin du retour, paniers remplis en main, marchant en file près du ruisseau. Le lit presqu’asséché ressemblait à de l'argile. La texture n’était certes pas boueuse, mais pas non plus aussi dure que de la roche.
La serve ajusta sa corbeille en osier sous son bras.
— Vos pieds sont poussiéreux, ma princesse, observa-t-elle en regardant le sol. Souhaitez-vous que je les lave ?
— D’accord, toutefois après t’être baignée. Je ne veux pas que tu aies la même odeur que tes nouveaux amis marmitons.
Rys hocha la tête, puis suivit docilement sa maîtresse à travers les bois.
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