6 heures plus tard...

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6 heures plus tard… Je vous ferai la grâce de ne pas évoquer cette matinée sans intérêt. Création d’étiquette d’un vinassier, frère écossais. Il est midi et je viens chercher ma fille au conservatoire comme tous les samedis midi, et comme tous les samedis midi, ma petite princesse aux yeux gris me saute au cou et m’embrasse affectueusement, et je la serre fortement, mais toujours avec une tendresse paternelle si caractéristique que nous aimerions que le temps s’immobilise. Et comme tous les samedis midi, la jeune professeur de piano du conservatoire de quartier me lance un petit sourire séduisant, qui m’émeut toujours. Je ne suis pas insensible au charme de cette ravissante fonctionnaire territoriale. Elle non plus ne parait pas imperméable à l’amabilité que je dégage et, dans un ballet de sentiments refoulés, dans cette frivolité des sens, fondement même du jeu de la séduction entre l’homme et la femme, nous nous échangeons de longs regards puérils, oubliant ainsi pour quelques menus instants le monde sérieux environnant.

Et tous les samedis, après ces enfantillages dont seuls les adultes ont le secret, je vais avec Mathilde faire un tour au parc Montceau.

C’est un grand parc, un parc aux mille essences végétales, un coin de paradis où le cantabile des oiseaux vous fait oublier le bourdonnement assourdissant de la ville ainsi que toute la noirceur et l’aigreur des rues embaumées de l’air méphitique provoquée par la pollution citadine.

La magnificence de ce parc n’a d'égal dans la capitale : au détour des bosquets, dans un décor verdoyant, des essences exotiques et rares saluent de leurs bras feuillus les baladins adorateurs de la nature. Un somptueux hêtre pourpre, un érable sycomore âgé de 130 ans, un tulipier de Virginie glorifient le parc ; et tel le sage de la forêt, le Sylvain du parc, le gardien immuable des bosquets sacrés se dresse de toute sa prestance : le platane d’Orient, le plus grand de Paris avec ses 7 mètres de circonférence. Âgé de 170 ans, il force le respect et l’admiration. Chaque oiseau, chaque insecte, chaque souffle de vent, chaque chagrin de pluie, chaque goutte d’eau le cajole. Le mugissement et le murmure du vent, dans les branches inextricables de l’arbre, causent tellement d’émois auprès du promeneur un peu distrait que ce dernier pense que le puissant végétal est possédé par un être divin.

De nombreux marbres d’écrivains et de musiciens agrémentent à divers endroits le parcours distrayant du parc. Un peu décentrée aux abords du boulevard de Courcelles, la Roseraie dévoile ses charmes aquatiques les plus sensoriels, avec son plan d’eau, où se prélassent des saules majestueux enlacés langoureusement par les palétuviers. Les Dryades (ces nymphes protectrices des bois) légères et fraîches doivent sûrement, le soir venu, lorsque les gardiens ferment les grilles du parc, venir errer en cachette et former des chœurs de danse autour des arbres et des buissons.

Ce qui touche le plus le simple spectateur de ce divertissement féérique, de cette nature, est cette pâleur de couleurs chlorophylliennes.

Et comme tous les samedis, j’échange des civilités et des amabilités avec les habitués, composés uniquement de mères, de nourrices et d’enfants. Les pères, pour ainsi dire, ne forment pas le noyau majoritaire de ces instants quotidiens. Les quelques représentants de la caste masculine sont ces joggeurs infatigables qui ne regardent que leurs pieds, sans apercevoir le milieu enchanteur dans lequel ils évoluent, car trop préoccupés à voir défiler, dans leurs têtes si pensantes, les graphiques chaotiques et les défilés de chiffres de leurs actions cotées en bourse. La particularité du parc est d’être pris dans une ceinture d’immeubles du 19ᵉ siècle, composée de palaces, de magasins de luxe, d’appartements bourgeois de divers PDG de la finance ou du monde de l’industrie, d’hôtels particuliers et de sièges d’établissements bancaires.

La vie du parc à cette heure est rythmée par les cris, les joies, les pleurs des enfants, libérés de leurs tâches écolières et des jérémiades entêtées et continuelles des nourrissons affamés. Les sérénades couinantes des roues des poussettes sortent les doux rêveurs de leurs songes, échoués à la dérive de la vie stressante. Quelques touristes à l’allure décontractée, enchevêtrés dans les lanières de leurs sacs à dos multicolores, rompent la légère atmosphère routinière de la vie du parc.

Et comme tous les samedis, Mathilde et moi, nous nous installons sur le même banc. Et comme tous les samedis, je sors délicatement de mon sac à dos de cuir noir, usé par le frottement incessant des années, deux tranches de pain brun ; j’enlève avec précaution le cellophane de protection et avec mon sourire bienveillant, et je le tends à Mathilde qui me répond avec toute la facétie tendre d’une fillette, pour qui son père est tout ce qu’il y a de plus cher. Puis avec grâce, elle déguste délicieusement sa tartine. C’est notre petit instant sacré, avant de rentrer à l’appartement pour déjeuner. Elle apprécie chaque bouchée de cet encas préparé avec une si grande attention. Ce qu’elle préfère le plus, c’est le moment où son palais découvre le goût salé des tranches de comté dissimulées entre les tranches de pain. Ces tranches qu’elle déguste lentement pour faire durer ce bref instant de plaisir.

Et comme tous les samedis, elle m’embrasse une nouvelle fois et me demande si elle peut jouer sur l’énorme toboggan de plastique multicolore en forme de bateau de pirate, qui fait la joie de tous les bambinsdu quartier. Comme tous les samedis, j'acquiesce, et comme tous les samedis, elle se met à courir en direction du jeu. Et comme tous les samedis, pendant que Mathilde s’adonne avec les enfants de son âge à toute sorte de pitrerie enfantine, je m’installe sur le banc, sors mon magazine que je feuillète, tout en scrutant les alentours et tout en surveillant Mathilde.

Cependant, ce samedi ne fut pas comme tous les samedis midi. Au moment où je change d’article, je lance un regard investigateur. Tel un périscope sous-marin, mon regard balaye les alentours, avec toujours un œil protecteur sur Mathilde. Puis, passant furtivement en revue l’esplanade d’en face, je vois une femme seule, à l’allure séduisante, se tenant sur le banc opposé au sien. Je ne la remarque pas au début. Je ne fais pas beaucoup attention à elle. Je surveille tout de même Mathilde. Mais à force d’observer de droite à gauche et de gauche à droite, mes yeux inconsciemment s’arrêtent sur cette femme. Ce qui m’interloque, c’est qu’elle n’est accompagnée par aucun enfant, qu’elle est en conversation téléphonique, l’air très préoccupé.

Que fait une femme, seule à cet endroit, et qui n’a l’air d’être ni une touriste, ni accompagnée, ni une mère, ni une nourrice ? Que peut-elle bien raconter au téléphone !

Une seconde chose me frappe. J’ai mis un temps certain à le remarquer, l’esprit pris par mon observation, que je ne distingue que dans le détail ultérieurement. Elle est d’une beauté renversante et d’une allure élégante.

Que fait-elle ? Qui est-elle ? Comment se prénomme-t-elle ? Mais il faut surveiller Mathilde. Ma petite Mathilde. Ce petit bout de bonne femme. Toujours placé en observation, je continue ma surveillance de vigie. Je constate la parfaite beauté de l’inconnue qui continue de parler au téléphone. Pourtant, ce qui me captive, à travers sa grâce naturelle et sa beauté, ce sont certains de ces traits particuliers. La perfection des traits de ce visage est exceptionnelle. Ses yeux intenses incarnent un regard clair et sûr que seules certaines femmes possèdent, qui invitent à lire au plus profond du cœur des hommes.

Le plus frappant est la symétrie naturelle de son visage affirmant l’existence véritable de la théorie du nombre d’or tant de fois décrite dans les œuvres de De Vinci, qu’il illustre dans « La divine proportion ».

Le nombre parfait : 1,61803399 ou phi. Même si pour moi, le nombre d’or appartient aux légendes urbaines, et qui plus est, maçonnique.

Celui-ci se retrouve, parait-il,dans les étamines de Tournesol, dans les écailles de la pomme de pin, mais jamais en anatomie où le nombre d’or est l’unique résultante de théorie géométrique purement artistique ou mathématique. Il n’est le résultat que de concepts humains et non vérifiables dans la nature. Car toute théorie appartient à son créateur et l’existence de la nature et la nature elle-même ne sont en fait que des suites d’erreurs inattendues.

Les paléontologues nous ont montré que les proportions d’un crâne ne sont pas réalistes, sinon cela deviendrait pathologique. Pourtant, le visage de cette inconnue tente de nous montrer la véracité euclidienne. Mais autre chose me trouble. C’est ce don surnaturel extraordinaire que dégage cette femme. Certes, elle est belle, séduisante, élégante, mais animée d’une chaleur intense. Je suis troublé au point de me demander si je rêve ou je suis uniquement en proie au béguin.

Puis un petit tumulte lointain me fait sortir de ma contemplation. C’est Mathilde qui se chamaille avec des congénères. Je me lève et réprimande ma fille tout en douceur cependant. Cette dernière me fait ce fameux sourire diablotin dont je m'excuse presque. Je retourne sur le banc et lance son regard de l’autre côté.

Mais déception, l’inconnue a disparu. Où est-elle passée ? Comment n’ai-je pas remarqué son départ si soudain ? Disparue sans laisser de trace. Enfin presque. Une forme rectangulaire et massive traîne sur le banc de l’inconnue disparue. Je m’avance, m’approche du banc et m’aperçois que l’objet est un livre ; je prends le bouquin dans mes mains et l’examine un peu. C’est une édition limitée et récemment commandée. Un tampon est sur la 3ᵉ de couverture àl’adresse d’un libraire du coin que je connais bien.

Peut-être a-t-il son adresse ? Il suffit de se rendre chez le bouquiniste.

Je suis si troublé, agacé et excité à l’idée de la retrouver que je ne fais pas attention à une autre personne qui m’épie à quelques mètres de moi : Emmanuelle.

Cette dernière m’observe depuis un bout de temps…

Je me détache de ma pensée féconde ; la réalité des choses prenant le dessus. C’est l’heure de rentrer. J’appelle Mathilde qui feint de m’entendre, trop soucieuse de s’amuser à jouer les pirates. Je réitère mon appel d’une manière plus stricte et sévère. Ma petite tête blonde lève la tête et me regarde. Elle comprend que c’est l’heure de rentrer et qu’il n’y a aucune discussion possible, même si, pour elle, il est aisé de m’amadouer.

Elle court vers moi et me saute au cou. Elle me serre fermement dans ses bras, elle cale sa nuque dans mon et m’embrasse tendrement. « Il faut rentrer, chérie ! » luidis-je.

Nous prenons le chemin du retour. Nous traversons les longues allées arborées. Par moment, quelques mères nous lancent des sourires de sympathie. Nous nous arrêtons cependant quelques instants devant la roseraie où les saules se prosternent pour nous faire des révérences. Nous contemplons les canards qui baguenaudent sur les eaux limpides du bassin ovale dans des ballets dont la perfection des alignements intrinsèques envient tous les chorégraphes du monde entier. Nous passons devant la rotonde et traversons la grille noire et dorée du parc pour nous engouffrer dans les dédales des artères parisiennes.

Le jardin enchanteur, le pays d’illusion, laisse place à la grisaille indubitable des immeubles parisiens. Nous pénétrons dans le Paris tumultueux, grouillant. Nous sommes étourdis par le défilé incessant et vertigineux des automobiles, des taxis, des autobus.

Nous musardons devant les vitrines des magasins et paisiblement Nous descendons le boulevard, la petite main me tenant énergiquement et fermement. Le boulevard Malesherbes. Il fait partie de la politique de grands travaux conçue par Haussmann. De nombreux noms avaient arpenté cette artère pour y avoir habité, travaillé ou étudié : on entend encore le souffle des pas de Coco Chanel, Marcel Proust, Pablo de Sarasate, Thierac, Maurice Renard et Jacques Chirac, sans compter tous les hommes d’affaires, banquiers et autres marionnettistes de l’économie mondialisée.

Nous affectionnons cet instant quotidien. Le père et la fille. L’un des rares moments privilégiés et intimes où nous nous retrouvons seulement tous les deux en essayant de neutraliser nos soucis quotidiens et notamment ceux avec Anne. Cette cohésion entre le père et la fille est si intense et fusionnelle qu’aucune force, quelle elle soit, ne pourra les dissoudre. Malgré ce syncrétisme des sentiments, nous ressentons ce vide émotif d’une famille à deux doigts de l’implosion. L’absence répétée de mon épouse devient de plus en plus insoutenable malgré le ruissellement du temps. Le temps ne fait pas oublier. On se prévaut des vicissitudes de l’existence, on s’ingénie à oublier, mais jamais on n’oublie.

Nous arrivons devant l’énorme porche vert de notre immeuble. Je tapote sur le clavier du digicode. Un claquement furtif retentit. Le mécanisme de sécurité se déclenche, libérant l’ouverture du porche. Nous longeons le couloir donnant sur la loge de la gardienne, Mme Rousselin. Nous pénétrons et traversons une large cour pavée bordée de fleurs. On n’entend plus le vacarme de la ville. Puis nous entrons par un petit vestibule en verre dans un autre immeuble situé au fond de la cour.

Nous ne prenons pas l’ascenseur, mais montons à pied pour faire durer notre plaisir. Au premier étage, une jeune femme de 25 ans que je n’avais vu jusque là est à quatre pattes en train de cirer le parquet. Je lui fais un bonjour. Elle baisse la tête. Sa tête me dit quelque chose. Je l’ai déjà vu quelque part, mais où ? Il y a quelque chose qui cloche. Ces habits vieillots d’une trentaine d’années qui ne semblent pas aller avec sa personne. Finalement, je ne prête pas trop attention à elle. Même si j’ai reluqué un peu la belle. Pas mal gaulée. On ne me refera pas.

Nous nous introduisons dans le colossal appartement où attend la jeune fille au pair venue tout droit des États-Unis et qui m’enlève Mathilde. Cette chère Jessica Langton. Avec son sourire qui en dit long. Je pense que si je le souhaite… Sacré pervers que je suis.

Et comme tous les samedis midi, après avoir passé un long moment d’intimité au parc Montceau, nous entrons dans notre appartement parisien comme tous les samedis midi.

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