2/52 - Pour l'Instant
Assise dans son lit depuis des heures, Sarah sentait des larmes d'épuisement se presser au coin de ses yeux. L'ordinateur sur ses genoux émettait une faible musique de fond aux accents irlandais. Et ses doigts tapaient à la vitesse du doute, jonglant entre le traitement de texte et les multiples onglets ouverts dans son navigateur.
Comme tous les jours, son esprit métamorphe sautait de l'état de cyclone a celui d'un calme lac de forêt. Il lui arrivait de s'éveiller en sursaut, les doigts appuyés sur un clavier furieux, sans s'être sentie assoupir.
Il fallait qu'elle finisse ce dossier. Ils lui avaient dit que c'était important. Et elle avait eu beau les regarder avec les yeux les plus vides du monde, leur dire qu'elle n'y arrivait pas, personne n'avait proposé de l'aider. Elle parlait encore trop bien, elle réagissait encore trop vite pour qu'on prenne conscience de sa lenteur d'esprit.
Là, voilà, les larmes enfin. Sarah se laissa sangloter avec un réel soulagement. Ce n'était pas s'apitoyer sur son sort, ce n'était pas plonger dans le désespoir ; c'était juste laisser libre court à des émotions qui, de toute façon, ne s'en iraient pas même si on les niait.
Je suis triste. Je suis fatiguée. Je ne comprends pas. J'ai mal. Je suis dépendante. Je suis seule. Je suis enfermée. Tout ces mots qu'elle n'osait pas dire s'écoulaient sur ses joues et sa gorge. Bientôt, elle se sentirait plus légère.
Un long somme plus tard, Sarah se replongea dans son ordinateur. Elle expliqua sans formule ce qui pouvait déjà être lu dans le certificat médical, mais de son point de vue à elle. Elle expliqua pourquoi elle ne pouvait exercer ni son métier, ni aucun autre travail, bloquée tout le jour dans son lit, à colorier, à écouter, à rêver, sans pouvoir faire marcher son cerveau suffisamment pour tenir une conversation (si seulement elle pouvait parler), sans pouvoir comprendre le déroulement d'un film ou d'un livre. Elle expliqua qu'il lui était impossible de se lever pour marcher, que rester assise dans son fauteuil roulant lui provoquait de violentes douleurs dans les fesses qui irradiaient dans toutes les jambes. Tout fonctionnait par la force de ses bras, c'est comme ça qu'elle se traînait jusqu'au bain, jusqu'à la bassine d'eau glacée pour soulager les brûlures imaginaires dans ses pieds. C'est comme ça qu'elle avançait en se tenant perchée sur des béquilles malgré la douleur et le souffle trop court, pour rendre visite quelques minutes à son poulain, qui tendait vers elle l'encolure, désespéré par le fil électrique qui les séparait.
Dormir, sourire. Dormir, s'occuper. Dormir. Manger. Dormir...
Sarah effaça toute la description de son quotidien en soupirant. Tout cela paraissait bien larmoyant. Beaucoup lui disaient qu'il fallait justement qu'elle le soit, mais elle ne pouvait pas s'y résoudre. Quand on la questionnait, elle répondait toujours avec le sourire, toujours avec la force de l'espoir : inutile de négativiser. Elle s'était déjà vue morte dans le miroir, elle avait déjà espéré ne pas s'éveiller quand elle s'étouffait dans son lit. Mourir, c'était pas grave... mais vivre comme ça, non ! Pas le choix : elle guérirait. C'était ce qu'elle devait écrire dans son dossier. Être sincère. Expliquer qu'elle avait juste besoin de temps. Qu'on lui accorde le temps qu'il faudrait pour qu'elle se remette sur pieds, et peut-être l'aider ensuite à tourner le dos à sa vocation inadaptée. Une vocation qui ne ferait qu'affoler l'épée de Damocles installée définitivement au dessus de sa tête. Mais ça, il n'était pas encore temps d'y penser. De toute façon, penser, elle n'y arrivait plus. Les lambeaux de son esprit semblaient tomber au même rythme que ses cheveux.
Elle relu rapidement les quelques lignes réécrites... et ne les comprit pas.
Vaincue, elle referma son ordinateur et ses paupières. La musique cessa, laissant toute la place aux bruits extérieurs sous sa fenêtre. Sa mère dans le jardin, les voitures sur la route, les chiens au bord de la piste cyclable. Tout un monde qui évoluait sans elle. Pour l'instant.
Le calme intérieur revenu, Sarah écrasa la moitié de son front contre son oreiller et appuya son bras contre ses côtes pour les pousser et soulager sa respiration. Drôle d'habitude inexplicable, mais ça marchait bien.
Deux ans. Ils avaient dit deux ans de traitement. Et ensuite...
Sarah sombra dans le sommeil presque comme un évanouissement. Le repos était sa plus grande prescription, mais de toute façon, il semblait qu'elle n'arrivait à rien d'autre. Si elle dormait deux ans d'une traite, s'éveillerait-elle fraîche et dynamique, comme une renaissance après un mauvais rêve … ?
Annotations
Versions