15/52 - "Voué à l'oubli"
Dans les bras d'Aë, Yushik tremble encore d'émotion. Couché sur elle, le visage enfoui dans le creux de sa gorge, il laisse se déverser les dernières gouttes d'une folie dont il ne veut pas s'échapper. Encore un peu, là, respirer l'odeur de cette femme qui l'enveloppe tout entier de son essence magnifique. Chaque fois que son esprit cherche à revenir à la réalité, aux choix, aux conséquences, une vague brûlante le renvoie vers ces lèvres qu'il se refuse à quitter. Il se presse encore davantage contre elle, il la laisse le caresser, le goûter, l'enlacer.
Elle prononce son nom... dans un murmure si bas qu'il masque son accent. Il ferme les yeux, douloureusement, conscient que le moment ne peut pas durer plus longtemps. Déjà, le soleil du jour suivant s'est levé. S'ils continuent, leurs corps s'useront jusqu'à souffrir.
Elle l'appelle, elle le tire vers le monde des mots, cherche à rallumer les connexions de son cerveau. Il sait ce qu'elle va dire en premier. Il le sait, parce qu'il a senti avant elle...
Alors il répond. Dans son anglais maladroit, il lui dit qu'il est désolé. Aë sourit avec une douce tristesse. Elle répond que ce n'est pas sa faute.
Le silence règne un instant, le temps que les deux langues maternelles passent au second plan et laissent suffisamment d'espace à l'anglais pour enrichir la conversation.
Enfin, Aë rit un peu. C'est elle qui est désolée. Parce que quoi qu'il puisse dire, elle ne prendra pas de contraception d'urgence. Elle n'imposera plus ça à son corps, le prix à payer est trop cher. De toute façon, à son avis, le risque de tomber enceinte est presque inexistant, question de cycle. Mais si vraiment ça devait arriver... Elle promet qu'elle ne lui dira pas. Elle promet qu'elle n'ira pas le chercher, qu'elle ne lui demandera rien, qu'elle ne bouleversera pas sa vie. De toute façon, il y a peu de chances pour qu'elle puisse le contacter, dans son pays lointain, pesque parfaitement à l'autre bout du monde, et dans son univers plus éloigné encore, débordant de fils et filles "de", d'argent et de cruauté. Elle ne fera rien qui puisse lui rendre la vie encore plus lourde. S'il demande, elle répondra. S'il se tait, elle se taira.
Yushik fronce les sourcils, il déglutit péniblement. Il la réduit au silence d'un baiser à peine effleuré. Alors, Aë se blottit une dernière fois contre lui. Il glisse ses longs doigts minces dans les boucles brunes et pose son front contre le sien. Il ne veut pas retourner là-bas. Il ne veut pas partir sans elle. Mais ils en ont parlé des dizaines de fois déjà ; elle ne peut pas l'accompagner, il ne peut pas rester, toutes les circonstances rendent leur séparation indiscutable et probablement définitive.
En souriant, Aë répète que c'était un beau rêve, et qu'elle sait bien qu'il l'oubliera une fois rentré. Qu'elle ne sera bientôt plus qu'un drôle de souvenir de son séjour à l'étranger.
Yushik ne répond rien. Il se sent encore empêtré dans l'envoûtement, celui des draps, celui de ces semaines improbables... Sa réalité, il ne sait plus à quoi elle ressemble. Il sait seulement qu'elle est cauchemardesque en bien des aspects. Et impossible à échapper.
Un long soupir lui vide les poumons. Sans penser à son vol dans quelques heures à peine, Yushik sombre dans le sommeil.
Au réveil, Aë aura retrouvé son tailleur et ses chaussures plates. Elle se tiendra à distance, de l'autre côté des gardes du corps. Il n'aura pas le loisir de la toucher pour lui dire adieu. Au réveil, il ne sera plus Yushik. Il sera à nouveau le fils "de".
Au réveil, tout aura disparu.
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