23/52 - Abandon
J'ai tout abandonné. Là, ce matin, j'ai fermé la porte de la maison, sans verrouiller. Dedans, tout y est encore. Mon quotidien. L'ordinateur, les livres, les tableaux, les stylos. Les plantes, la douche, le lit, les vêtements, les cailloux. La boite à tiroirs, avec tous les médicaments. Le thermomètre, la balance, la valisette qui sert de dossier médical. Il y a aussi... des cahiers, des lettres, des souvenirs.
J'ai tout laissé derrière. Terrifiée mais sans regret. Avec moi, seulement, Edel et sa nourriture. Alzär portera. Il portera ça, ses propres besoins, et mes quelques affaires de confort. Un pull, un manteau, de l'eau, des fruits secs. De quoi ne pas avoir froid, ne pas être mouillée, ne pas piquer du nez. Pas tout de suite. Je voudrais atteindre un bel endroit pour eux, avant de céder. Il ne faudrait pas qu'ils se trouvent tous les deux tout seuls dans une zone urbaine. Ce serait affreux. Une chienne et un poney, lâché dans un monde où ils n'ont pas leur place. On se saisirait d'eux en un rien de temps. On les mettrait en cage sous prétexte de s'en occuper.
J'ai peur. Mon cœur est compressé d'un mélange terrifiant d'angoisse et de soulagement. L'émotion me donne la nausée. Mais je poursuis tous mes gestes. J'attache la selle sur le dos d'Alzär pour faire office de bât, j'y fixe les sacoches, les boudins, la corde. Enfin, je remplace le licol par la bride sans mors ; un bel objet fait à ses mesures, parfaitement étudié pour n'appuyer sur aucun os sensible. Alzär ne bouge pas. Il est calme. Il n'a même pas fait preuve de contrariété quand j'ai dû serrer la sangle un peu fort. Devant, le collier de chasse est ajusté. Derrière, l'avaloire ne serre pas trop. Nous pouvons partir.
« Vous êtes prêts ? »
Moi, je ne suis pas prête. Mais je ne le serais jamais. Il est temps. C'est maintenant. Ça suffit.
Les premiers pas sont les plus durs. J'ai ouvert le poulailler, livrant les poules aux prédateurs. Tiendront-elle un jour ou deux ? Si elles avaient l'idée d'aller se percher dans un arbre, plutôt que de retourner au nichoir... J'aurais dû refermer la porte. Et les cobayes ? Se borneront-ils à rester dans leur maison de bois ou s'aventureront-ils au dehors ? Qu'est-ce qui les attends ? Un serpent ? Une mort par la soif ? Ah … ils mourront vite mais ils mourrons libres. J'ai retourné la question tant de fois. Finalement, le choix que je fais n'est pas le moins cruel. Mais il est le plus simple, le plus instinctif, le plus naturel.
Je sais déjà que les chats, eux, iront tout à fait bien. De l'eau, ils en trouverons, et ils ont déjà transformé la forêt en un gigantesque champ de guerre pour rongeurs. Bientôt, ils flirteront avec une maisonnée voisine pour obtenir leur degré de chaleur.
Alors j'emmène avec moi seulement ceux qui ne peuvent être laissés derrière. Je vais leur trouver la plus belle des montagnes. Je vais trouver un troupeau pour Alzär et une meute pour Edel...
Edel, ma douce, si douce Edel. C'est elle sans doute, qui souffrira le plus. C'est elle sans doute, qui me fait le plus douter. Alzär est solide, courageux, curieux, sociable. Il a toujours trouvé sa place. Il sera heureux dans le peu de sauvage que l'humain a laissé. Mais Edel... je ne serais pas surprise que rien ne lui vaille davantage que de se laisser mourir avec moi. Ce n'est pas faute d'avoir essayé de la rendre plus indépendante... mais c'est elle qui m'a choisie, pas l'inverse. Qui suis-je pour décider si oui ou non elle peut vivre sans moi ? Devrais-je lui laisser le choix ?
J'y penserais au fil du voyage. Maintenant qu'il a commencé, il faut surtout trouver le rythme. Pas trop lent, pour qu'Alzär soit à l'aise, pas trop rapide, pour que mon souffle désormais laissé à lui-même ne me lâche pas dès les premières heures.
Un pas devant l'autre. Un pas devant l'autre. Vers les montagnes... La Liberté. La fin.
Un pas devant l'autre. Un pas devant l'autre. Je suis lâche et courageuse à la fois. On me jugera si ça s'apprend.
Un pas devant l'autre. Un pas devant l'autre... Qu'on m'oublie enfin. Qu'on m'oublie.
Je dois tenir jusque là bas. Je dois tenir.
L'oxygène manque. La douleur est là. Alzär me porte de plus en plus. Je ne sais plus penser.
Je dois tenir encore. Je dois tenir.
Les voilà, les montagnes. Les étendues. Je vois le troupeau...
Je suis une boule de lave gluante.
Neigera-t-il sur moi ?
Les chevaux sont partis... Edel est toujours là. Elle pleure.
Voilà. Le feu a atteint mon cœur. Je le sens si bien, si fort... Il était temps.
J'ai bien tenu. Je l'ai même vu partir. Edel est toujours là. Peut-être. Ou bien je délire. Je ne sais pas. Mais je la sens blottie contre mon ventre figé.
Pardon ma douce. Pardon, mon tendre amour. Les doutes, les choix, les décisions... C'était moi.
J'ai trop tenu.
Va maintenant, va.
Bien. C'est toi aussi, ton choix, ta décision. Dormons, alors. Dormons enfin.
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