31/52 - Allumeuse

4 minutes de lecture

Depuis qu'il est arrivé, Aüd sent le regard de Viktor qui la suit. Avant que la nuit ne tombe, déjà, elle cherchait à se persuader qu'elle avait tort. Mais elle sait que son instinct ne lui fait pas défaut. Ces situations lui sont plus que rarement arrivées, malgré tout elle ne s'est jamais trompée. L'homme est intrigué. Il est intrigué par elle, par ce qu'elle dégage et ce qu'elle ne dégage pas. Même quand il ne la regarde pas, une partie de son attention reste toujours dirigée vers elle. Et elle le sent. Elle le sent à plusieurs mètres à la ronde, à travers l'obscurité, à travers la petite foule d'amis qui s'amassent sur l'estrade pour danser. Elle le sent.

En réponse, au-dedans d'elle, un mélange de plaisir et de terreur fait monter son ivresse. Elle se garde bien de boire beaucoup, pourtant. Elle s'efforce à tout prix de garder le contrôle. Chaque fois qu'elle se risque à plonger dans les yeux noirs ses deux billes bleues que la nuit rend incolore, elle est consciente de sa cruauté. Sa cruauté envers lui, et envers elle-même. Chaque sourire est un pas en avant, chaque rire une invitation. S'il se penche à son oreille pour lui hurler une futilité, le frisson en réponse est une condamnation. Surtout, qu'elle ne se laisse pas toucher. Pas effleurer une seule fois, pas une main sur l'épaule.

À mesure que la soirée se prolonge, Aüd est traversée par toutes sortes de sentiments. Régulièrement, derrière son sourire, elle sent qu'il ne lui faudrait pas grand-chose pour fondre en larmes. Elle se dit, des dizaines de fois, qu'elle ferait mieux de fuir, d'aller se coucher, d'aller se cacher. Parce que si elle se laisse approcher davantage, elle voudra sentir son odeur, sentir sa chaleur, le contact de sa peau. Peut-être juste de sa main, de ses lèvres... Ce serait trop, déjà, et si elle laisse grandir la tension, elle ne saura pas résister à la pression de son corps contre le sien, au feu qui monte du ventre jusqu'au crâne, au souffle qui s'approfondit. Elle voudra les caresses et les baisers - les recevoir et les donner. Elle voudra le rire et la plénitude, les murmures qu'on devine à peine. Les cheveux qui chatouillent et qui s'emmêlent. Tout ça.

Et juste ça.

Mais le prix à payer est trop fort. Le prix à payer, c'est d'aller jusqu'au bout. Tout au bout, tout au fond. Le laisser entrer. Le laisser glisser, dedans, là où le cauchemar a encore ses racines.

Aüd sait, rien qu'en fermant les yeux, ce qui arrivera si elle cède trop de terrain. Même si elle explique, sans tabou, pourquoi elle ne peut pas, au risque de le faire fuir. Même s'il répond qu'il n'est pas là pour ça, que ce n'est pas grave s'ils ne font rien... Il finira quand même par glisser trop près, par activer d'un coup ses peurs et sa culpabilité, comme une seule voix rocailleuse dans son bassin. Ce qu'elle ne sait pas, c'est laquelle des deux gagnera. La seconde est la plus terrible des deux : se sentir coupable d'avoir succombé, d'avoir été trop loin pour dire non, et se laisser faire, en priant pour qu'il soit rapide. Car c'est terrible, n'est-ce pas, de l'avoir laissé venir jusque là pour lui barrer la route maintenant ? Ça ferait d'elle une allumeuse de la pire espèce... Et n'est-ce pas une obligation, de nos jours, d'ouvrir les genoux quand on a accepté une bouche contre la sienne et des doigts sur sa peau ?

Mimer le plaisir pour s'en persuader soi-même quand tout hurle pourtant à l'intérieur, Aüd l'a fait tant de fois auparavant, dans les bras du seul homme qui a partagé son quotidien. Tant et tant, sans savoir à quel point elle s'auto-mutilait, sans savoir à quel point c'était irréversible. Il ne faut pas. Il ne faut plus.

Là, voilà, ses pas reculent. Viktor ne parvient plus à saisir son regard. C'est bien, elle a su se refroidir à temps. Elle a su ne pas entrer dans le jeu dangereux. L'amertume a formé une boule dans sa gorge. Les hommes à qui elle plaît sont si peu nombreux qu'elle pourrait laisser passer là sa dernière chance avant plusieurs années. Mais elle ne veut pas payer le prix. Elle ne veut pas ouvrir les genoux. Même s'il est doux, même s'il a l'air gentil et intelligent, il lui ferait mal sans le vouloir. À cause de son arme d'homme. Son outil de torture qu'il pense vecteur d'un doux plaisir... Qui lui ferait entendre les gémissements de douleurs comme des râles encourageants.

Aüd a froid, elle s'éloigne seule dans la nuit vers sa voiture. C'est une bonne chose de s'être gardée loin de l'alcool. Elle va rentrer chez elle. Dans sa maison vide et ses draps immenses.

Personne ne la suit. Personne n'a vu qu'elle s'éclipsait. Même pas Viktor. Et demain, il aura oublié. Et demain, Aüd repartira pour cinq ou six, ou dix nouvelles années sans l'once d'un frisson. Jusqu'à la prochaine braise qu'elle devra à nouveau écraser sous un pied de glace.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Zosha ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0