34/52 - Traversée

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Elles riaient.

« Allez, fais-le passer, tu vas voir c'est trop bien. »

Anna se tenait de l'autre côté de la rive, perchée sur son Selle-Français, le sourire jusqu'aux oreilles. Sous ses fesses, l'animal trempé broutait tranquillement.

« Il veut pas ! »

Le cheval de Mélie, un Anglo-Arabe d'un alezan superbe, était connu pour être tatillon pour pas grand-chose, ce n'était donc pas étonnant qu'il se montre réticent à traverser la rivière. À chaque coup de talon, à chaque cri, chaque claquement de la cravache sur ses fesses, il avançait, puis reculait ou se levait sur ses postérieurs en soufflant bruyamment. L'encolure bloquée par le gogue et les rênes ajustées de sa cavalière il ne pouvait ni avancer le bout du nez pour flairer l'eau en mouvement, ni lever la tête pour mieux voir autour de lui. Il n'y avait que deux choses : son congénère de l'autre côté, et sa cavalière agitée sur son dos. Entre les deux : l'inconnu, la peur.

« Si si, regarde il va venir, je le vois il nous regarde, il va venir. Continue à lui rentrer dedans ! »

Et Mélie de redoubler d'effort. Talons, cravache, talons.

« Allez, mais allez, Cougar ! Allez ! »

Pour aider, Anna fit revenir sa monture sur ses pas. Tout à fait serein, le Selle-Français trempa volontiers les antérieurs jusqu'aux genoux. Harnaché d'un mors simple, sans enrênement, il en profita pour tendre l'encolure et boire l'eau claire au courant doux. De temps en temps, il relevait la tête pour regarder l'agitation et identifier les sons de lutte entre Mélie et Cougar. Anna lui fit une caresse.

« C'est bien, Bazal, toi au moins tu es sage.
- Oui, oui ! C'est bien, allez Cougar, allez ! »

L'alezan rassembla ses membres sous lui. Tendu comme un arc, il s'apprêtait à bondir dans l'eau.

« Oh, fais gaffe, il va se prendre un plat ! »

Et Anna éclata de rire à la simple idée du spectacle. Si le cheval n'entrait pas petit à petit, il allait passer directement de la rive au trou d'eau !

« Allez Cougar ! On y va ! »

Un dernier coup de talons, et Cougar se lança. Le bond fut nerveux et maladroit, par bonheur, il eut encore pied quand il atteignit l'eau. Mélie hurla un « ouf », toute aspergée, mais au moins pas immergée comme elle le craignait tant. D'un mouvement de bassin, elle l'encouragea à continuer. Focalisé sur Bazal, Cougar ne chercha pas à faire demi-tour, et s'avança vers le trou d'eau. Mais aussitôt la profondeur atteinte, il se défendit à nouveau.

« Ah non mais merde ! Putain j'en peux plus de ce cheval ! »

Mélie se fâcha, épuisée par sa lutte.

« Tu rentres ! J'en ai rien à foutre maintenant ! »

Bazal ne broutait plus, il regardait la scène, sans bouger, sans un son. Anna se sentait elle aussi un peu différente, un peu gênée sûrement face à la colère de sa camarade. Elle regarda Cougar retourner dans l'eau, l' œil totalement paniqué.

« Attends c'est pas grave, Mel ! On va faire demi-tour : il est en vrac, là.
- Non je peux pas le laisser gagner ! Sinon, tu sais comment il est, ça va être l'enfer après. »

Elle repoussa son cheval dans l'eau. Cougar fit plusieurs fois la démarche d'y aller avant de reculer de toutes ses forces en tirant sur le gogue. Jusqu'à ce que ses postérieurs ne glissent. Il roula sur les galets et se retrouva tout entier transporté dans le trou. Une seconde, il nagea. Juste une seconde. Celle d'après, il chercha à relever la tête pour respirer. Mais bloqué tête en bas par le gogue... Bloqué. Tête en bas.

« Mélie ! Mélie !! Aaah !»

Bazal s'agita au rythme des cris d'Anna, il hennit, recula hors de l'eau, hennit à nouveau. Dans un tourbillon de membres et de sursauts violents, Mélie lâcha tout, parvint par miracle à se libérer de ses étriers sans accroc et nagea loin du danger de son cheval en panique.

« Mélie !
- Qu'est-ce qu'il fait ?!
- Il se noie !! Mélie ! Le Gogue !
- Non !! Non ! Non, Cougar non !! »

Revenue à la rive, Mélie hurlait et pleurait en voyant les remous, les éclats, l'écume qui masquaient totalement le cheval en train de se débattre. Le bruit violent de son combat couvrait tout, les voix humaines et celle d'un Bazal horrifié qui continuait d'appeler et d'appeler encore.

Une minute. Une minute seulement. Et plus rien ne bougea.

« Anna... »

Anna mit pied à terre et s'apprêta à foncer dans l'eau. Elle hésita, de peur que Bazal ne s'enfuie et soit lui aussi victime d'un accident.

« Bouge-toi le cul, Mélie !
- Anna, je crois qu'il est mort.
- Faut décrocher le gogue !
- C'est trop tard !
- Mais bouge-toi putain !! »

Anna hurlait, les larmes sortaient de ses yeux, de son nez. Elle se sentait d'une horrible impuissance, et voir Mélie choquée, immobile de l'autre côté de la rive empirait les choses. Au milieu du trou d'eau, Cougar ne bougeait plus. On le voyait à nouveau, mais seul le troussequin de la selle émergeait, le reste flottait à quelques centimètres sous la surface.

Silence. Le courant emporta doucement le grand corps vers la rive. Presque aux pieds d'Anna. Bazal tremblait de tous ses membres. Il était toujours trempé, mais de sueur désormais. Anna tomba à genoux devant lui. Cougar était là, la tête tordue, toujours coincée le menton vers le poitrail, la langue sortie, les yeux révulsés. Mort.

Dans le calme revenu, Anna entendait les sanglots de Mélie se mêler aux sons de la rivière. Elle se mit à trembler aussi fort que son propre cheval. À quatre pattes, elle se traîna jusqu'à Cougar, oubliant sa résolution de ne pas lâcher les rênes de Bazal. Son corps agissait sans sa tête. Difficilement, elle défit en pleurant les mousquetons du gogue les lanières du filet, grippées par l'eau, serrées par la lutte, et libéra la tête de l'alezan immobile. Elle fit de même avec la selle, redoublant de sanglot dans l'effort et au spectacle des côtes comprimées par la sangle. Bazal l'avait suivie. Elle sentit un coup sur son dos, un coup d'antérieur tout doux mais qui manqua de la faire basculer sur le cadavre.

« Non... Bazal. »

Sa voix rauque n'avait plus aucune force. Au-dessus d'elle, l'animal l'ignorait, il regardait Cougar, le sentait, grattait la terre près de sa tête, alternant le doux appel de contact et le flairement nerveux.

« Arrête. Bazal, arrête. »

Elle se releva, reprit les rênes de son cheval et lui caressa l'encolure. D'un coup d' œil vers l'autre rive, elle vit Mélie qui n'avait pas bougé. Elle ne pleurait plus, et regardait son cheval nu, sans vie... Au final, elle avait gagné : il avait traversé.

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