Chapitre 3
Le tribunal de Little Rock était construit dans la même magnifique pierre grise bien que le bâtiment n’ait pas été élevé d’un seul tenant. La partie gauche était la plus ancienne, avec un fronton et des colonnes ouvragés au-dessus des deux portes à chaque extrémité. La partie droite avait été réalisée plus récemment et comprenait une foultitude de bureaux où s’entassaient les employés judicaires. Un hall circulaire tout en verre s’élevait entre les deux. Une statue en marbre de Justicia trônait au milieu, une balance dans une main, un glaive dans l’autre, un foulard sur les yeux. Elle irradiait sous les rayons du soleil qui la frappaient.
Matthews et Hanson conduisirent Brian dans la salle de justice principale. L’or et le marbre s’accouplaient avec harmonie avec le bois précieux tellement ciré qu’il en scintillait, comme si Lamont Pudd avait mandaté sa décoratrice d’intérieur pour transformer la salle selon ses critères de beauté. Un drapeau était planté derrière le juge Alexander Caldwell, un portrait sévère de Lamont Pudd à sa gauche.
Brian n’était pas le seul à attendre la sentence de l’homme de cinquante-trois ans. Celui-ci perdait ses cheveux sur le devant, mais ceux qui restaient, noirs de jais, tombaient sur ses épaules. Il semblait plutôt affable, avec son sourire qu’il barrait son visage aux joues glabres. Pourtant, Brian comprit très rapidement qu’il n’en était rien. Un mec pas beaucoup plus vieux que lui avait écopé de dix ans de prison pour avoir volé pour cinquante dollars de nourriture dans un supermarché. Quant au père de famille qui avait oublié de marquer un STOP, il passerait les six prochains mois derrière les barreaux.
Brian reconnut l’un des accusés. Ellis Lawson, originaire de la capitale de l’Arkansas, était au MIT comme lui. Ils ne se connaissaient pas avant leur entrée dans la célèbre université. Mais faisant partie de la même promo, ils avaient sympathisé. Puis, une chose en amenant une autre…
Contrairement à Brian, ce n’était pas un grand sportif. Il devait son admission au MIT à ses capacités prodigieuses en mathématiques. À vingt et un ans, il avait même déjà publié un article dans les Notices of the American Mathematical Society[1].
Il était de taille moyenne, arborait une tignasse hirsute d’un blond platine, avait un faciès banal. Sa seule originalité était un piercing à l’oreille droite.
Brian tenta d’attirer le regard de son petit-ami. Il était certain qu’il l’avait vu. Pourtant, Ellis faisait tout pour faire croire le contraire.
Il aurait voulu lui poser des questions, savoir comment leur idylle avait pu être dévoilée. Pourtant, ils faisaient très attention. Ils se montraient on ne peut plus discret. Dans ces conditions, comment la police avait-elle découvert leurs penchants ?
― Affaire Bishop / Lawson, appela le greffier.
Hanson fit avancer Brian. Pendant ce temps, Matthews tendit un dossier au juge. Celui-ci entama sa lecture.
― Qu’avons-nous là ?… Maladie mentale… Homosexualité. Le mal de ce vingt et unième siècle ! commenta Alexander.
― Votre Honneur, Robert Lawson, s’annonça un soixantenaire au visage émacié par les années.
― Maître Lawson, je suis étonné de vous trouver ici pour plaider la cause de votre fils.
― Votre Honneur, mon fils reconnaît ses torts. Il admet avoir mal agi. Je m’engage à le faire soigner. Il a rendez-vous dès demain avec le docteur Atkins. Vous connaissez sa réputation : il pourra sauver Ellis.
Robert s’avança vers le juge et lui remit un papier. Celui-ci le parcourut rapidement.
― Monsieur Ellis Lawson, approchez, ordonna Alexander.
L’intéressé obtempéra.
― Comprenez-vous la gravité de vos actes ?
― Oui, répondit timidement Ellis.
― L’homosexualité est un fléau pour notre société. Les hommes sont faits pour s’accoupler avec des femmes. Dieu l’a voulu ainsi. « Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme… »
― « … ils ont fait tous deux une chose abominable ; ils seront punis de mort : leur sang retombera sur eux.[2] » compléta Ellis.
― Je vois que vous connaissez les textes sacrés. Comment se fait-il alors que vous les ayez enfreints ? Mais bon, je crois que vous avez saisi la gravité de vos actes. Il est important que vous vous soigniez. Vos parents, votre médecin vont vous y aider. Il est primordial que vous suiviez leurs directives.
― Oui, Votre Honneur.
― Très bien. Monsieur Ellis Lawson, je vous condamne à suivre une thérapie de réorientation sexuelle auprès du docteur Atkins. Nous nous reverrons dans six mois voir où en est votre guérison.
― Merci Votre Honneur, salua Ellis avant de rejoindre son père, visiblement soulagé.
Alexander se tourna vers Brian.
― Monsieur Bishop, vous êtes ici en raison de votre orientation sexuelle.
― Monsieur le Juge, je ne comprends pas ce que je fais là. Je suis hétérosexuel. Je n’ai jamais eu de relations avec un homme, mentit Brian.
― Et ça, vous allez me dire que ce n’est pas arrivé.
Alexander tendit une photo sur laquelle Ellis embrassait Brian sur la bouche. Celui-ci écarquilla les yeux.
― Je ne… je ne comprends pas, bredouilla Brian. Je n’ai jamais…
― Vous allez me dire que ceci est un montage, que monsieur Lawson a greffé votre visage sur la tête d’un autre homme ?
― Non, je ne sais pas… Comment est-ce possible ?
Oui, comment était-ce possible ? Il ne se souvenait pas avoir été pris en photo. Qui avait bien pu les surprendre ? Et si ce n’était personne ! À bien y regarder, Ellis tendait le bras en hauteur. Un selfie ! Ellis les avait pris lui-même en train de s’embrasser.
Ellis, comment as-tu pu faire une connerie pareille ?
― Monsieur Bishop, on vous voit clairement embrasser monsieur Lawson. Celui-ci a d’ailleurs reconnu les faits. Il s’est engagé à se faire soigner.
― Je devais être saoul quand c’est arrivé, tenta de se défendre Brian. Je ne savais pas ce que je faisais.
― Et ça devrait excuser votre comportement ! aboya le juge. C’est un peu facile de mettre ça sur le dos de l’alcool. Auriez-vous un problème avec l’alcool ? Êtes-vous alcoolique en plus d’être gay ?
Comme tous les jeunes, Brian aimait se saouler pour oublier le stress des études. Les fêtes estudiantines des confréries étaient réputées pour cela. Certes, les lois de Pudd en matière d’alcool rappelaient les heures sombres de la Prohibition. Mais l’administration du MIT fermait les yeux et aidait même à ce que cela ne dérape pas, à couvrir certains agissements sévèrement réprimés par la nouvelle justice de Pudd.
Brian n’avait pas l’alcool mauvais, plutôt joyeux. Le pire qu’il avait fait était de s’être retrouvé à poil dans le couloir de l’internat, le visage rivé sur l’une des lumières au plafond, pensant que le soleil avait élu domicile dans le bâtiment. Enfin, c’était le pire jusqu’à aujourd’hui. La révélation de son homosexualité allait chambouler toute sa vie.
Pour l’instant, il fallait qu’il rectifie le tir. Si le juge gardait la charge d’alcoolisme, il risquait plusieurs semaines de prison.
― Non, je bois modérément, se justifia-t-il. Je n’ai jamais suffisamment bu au point de ne plus être capable de me maîtriser.
― Donc, quand vous avez embrassé monsieur Lawson, vous étiez sain d’esprit.
― Oui, murmura Brian.
― Nous y arrivons. Vous reconnaissez enfin avoir des tendances homosexuelles.
― Je vais me soigner, Votre Honneur. Comme Ellis Lawson. Je vais prendre rendez-vous avec un psychiatre pour qu’il chasse mes pulsions.
― Avez-vous apporté des garantis dans ce sens ?
― Votre Honneur, Earl Bishop. Je suis le père de Brian. Je suis dentiste. Je connais plusieurs médecins qui pourront l’aider. Ma femme ne travaillant pas, elle pourra l’emmener autant qu’il le faudra chez son thérapeute.
― Vous ne m’apportez rien d’autre que des paroles, fit remarquer Alexander. Monsieur Lawson a tout de suite compris que son fils était malade. Il a immédiatement pris les devants. Pas vous.
― Nous n’avons appris les faits qu’il y a trois heures, Votre Honneur. Nous n’avons pas eu le temps de nous retourner.
― Quel dommage ! Comprenez bien que je ne puis baser mon jugement uniquement sur vos promesses.
― Les agents Matthews et Hanson m’ont juste prévenu que j’étais poursuivi pour homosexualité. Je ne savais rien de plus, intervint Brian. Comment se fait-il qu’Ellis en savait plus que moi ?
― Parce qu’il avait un avocat ! Il a tout de suite demandé à voir les pièces du dossier. Il a alors compris la gravité de ses actes et mis tout en œuvre pour les corriger.
― Pourquoi n’ai-je pas d’avocat ?
― L’avez-vous demandé ?
― Non. Mais maintenant, oui.
― C’est trop tard, mon garçon. Il fallait y faire appel avant le début du procès.
― Mais puisque je vous dis que je ne savais presque rien sur mon arrestation ! s’emporta Brian.
― Jeune homme, je vais vous demander de me parler sur un autre ton, sinon je rajoute outrage à magistrat à votre dossier ! répliqua le juge, tout sourire disparu de son visage.
― Toutes mes excuses, Votre Honneur.
― Je préfère.
Le faciès d’Alexander se rouvrit.
― Monsieur le Juge, mon fils étudie au MIT. Ses résultats sont excellents. Je m’engage à ce que Brian se soigne. Mais ne réduisez pas ses chances d’avoir un bon métier pour une bêtise.
― Une bêtise ! Embrasser un garçon sur la bouche est pour vous une bêtise ! Mais c’est immonde. S’il ne voulait pas réduire à néant ses études, il aurait mieux fait de réfléchir. Le président Lamont, en sage homme qu’il ait, conspue les comportements déviants. Moi de même.
Brian ferma les yeux. Il venait de comprendre que les dés étaient jetés. Ses années d’efforts, à se battre pour réussir, venaient d’être balayées à cause d’une stupide photo dont il ignorait tout. Ellis les avait photographiés à son insu. Quelle erreur lourde de conséquence !
Ce qui le turlupinait, c’était comment les forces de l’ordre avaient obtenu le cliché. Matthews et Hanson faisaient partie de la police informatique. Ils l’avaient donc dénichée quelque part sur la toile.
C’est pas possible Ellis, tu ne l’as quand même pas publiée sur ton compte Facebook !? s’emporta Brian.
― Monsieur Bishop, vous êtes encore avec nous ? l’apostropha Alexander.
― Oui, monsieur le Juge, bredouilla-t-il.
― Je vais rendre mon jugement alors. Monsieur Bishop, vous êtes ici pour avoir embrassé un homme. Votre comportement déviant, que vous avez reconnu, ne peut rester impuni. En conséquence, je vous condamne à suivre une thérapie de réorientation sexuelle à l’institut de Knoxville. Seul son directeur pourra vous déclarer guéri. Cependant, si au terme de six mois de soins, cela ne serait pas le cas, nous nous reverrions dans ce tribunal afin d’envisager une sentence plus lourde.
Alexander fit claquer son marteau, entérinant la décision. Matthews et Hanson encadrèrent Brian et le conduisirent vers la sortie.
Helena, Earl et Lisa le rejoignirent dans le hall d’entrée que le soleil avait transformé en une véritable étuve. Pourtant Brian tremblait. Sa mère et sa sœur pleuraient. Elles se jetèrent dans ses bras et le couvrirent de baisers. Earl voulut faire de même mais il craignait que cela soit mal interprété, comme souvent depuis l’avènement de Pudd au pouvoir. Le père et le fils se contentèrent donc d’une simple accolade.
Après des adieux trop courts, Matthews boucla Brian dans la voiture de police, direction l’institut de réorientation sexuelle de Knoxville, au nord-ouest de Little Rock.
[1] Périodique de mathématiques le plus lu au monde, publié par la Société Américaine de Mathématiques.
[2] Lévitique, chapitre 20, verset 13.
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