Chapitre 8
Les activités de masculinisation de l’après-midi étaient celles prétendument dévolues aux hommes et non aux femmes. Elles visaient à rendre les patients-prisonniers plus masculins. Couture, ménage, cuisine n’étaient pas dignes des hommes. Plus exactement, elles n’avaient pas été pensées pour eux, mais pour les doigts fins et fragiles des femmes.
Pour les mâles, des cours de mécanique étaient dispensés le lundi et le jeudi. Le mardi, jardinage. Pas plantage de fleurs mais tonte de la pelouse et élagage d’arbres. Le mercredi, c’était bricolage : plomberie, maçonnerie, utilisation d’outils divers et variés. Le vendredi, cours de maintien masculin : comment tenir une tasse de café comme un homme, comment se tenir assis comme un homme, comment marcher comme un homme. Quant au samedi soir, une sortie obligatoire à Little Rock était organisée dans l’une des boîtes de nuit de la ville. Là-bas, sous l’œil scrutateur des médecins, du docteur et de quelques surveillants-militaires, les condamnés devaient draguer les demoiselles de sortie, sans toutefois dépasser les règles de bienséance afin de ne pas offusquer Le Seigneur.
Le cours du jour ― un mercredi ― portait sur les différentes scies : à main, à métaux, circulaires, sauteuses. Brian ne comprenait pas en quoi c’était masculin. Sa mère était une piètre cuisinière, à l’inverse de son père. Par contre, elle maniait à la perfection les outils. Elle adorait bricoler. Elle avait fabriqué la plupart des meubles de la maison. Elle avait refait entièrement la cuisine et la salle de bain. Elle savait peindre, tapisser, carreler, maçonner. Selon les critères de l’institut, ses parents devaient tous les deux être gays. Bientôt, ils allaient dire que c’était Earl qui avait enfanté. Peut-être étaient-ils transsexuels ! Cela fit sourire Brian.
Luca Lewis, le professeur de bricolage, était à peine plus âgé que les pensionnaires. Par contre, c’était un vrai homme selon les critères de l’institut : cheveux à la brosse, bouc, veste en cuir noir, tee-shirt moulant soulignant son physique parfait et jean. Sans compter qu’il se déplaçait uniquement à moto.
― La scie circulaire est un outil dangereux. Il faut la tenir fermement sans quoi elle risque de vous échapper des mains et vous blesser. Par conséquent, vos doigts doivent tous être serrés autour des poignées. Même le petit doigt. Hors de question de laisser votre auriculaire en l’air. N’est-ce pas Jace ?
― Mon petit doigt est né en l’air ! Il ne peut se plier et agripper votre outil, fusse-t-il dangereux.
― Donne-moi ta main, suscita Luca.
Jace obtempéra. L’enseignant prit ses doigts et les plia.
― Tu vois, c’est possible, indiqua-t-il.
― Vous avez les mains calleuses. Des vraies mains d’homme.
― Parce que je suis un vrai homme.
― Moi aussi. J’ai une queue comme vous, une paire de couilles aussi. Je ne vois pas de différence entre nous ! rétorqua Jace.
― Excepté que j’aime les femmes et toi les hommes. Mon sexe s’emboite dans celui d’une femme, pas le tien. Tu l’emploies contre nature, pas moi.
― Vous n’enculez jamais votre femme ?
― Ça suffit, Jace ! s’emporta Fletcher.
― Un cul est un cul ! asséna l’adolescent. En levrette, on ne voit pas le sexe de son partenaire, on ne voit que son trou de balle. Or, que ce soit celui d’un homme ou d’une femme, il est identique.
― Stop ! hurla Fletcher. Tu l’auras voulu, Jace. Nous allons avancer ta séance de thérapie spéciale.
D’un coup, l’intéressé perdit de sa superbe : il écarquilla les yeux, se mit à trembler. Jamais Brian ne l’avait vu ainsi. Il ne savait pas en quoi consistait cette thérapie spéciale. Mais visiblement, Jace la craignait.
― Je vais me tenir tranquille, bredouilla celui-ci. Je suis désolé. Je suis allé trop loin. Laissez-moi une chance.
― Trop tard ! asséna le psychiatre.
Fletcher fit signe à deux militaires d’emmener Jace. Ce dernier cria, supplia, essaya de fuir. En vain.
Brian avait tenté d’en savoir plus sur ce traitement. Mais aucun de ses comparses n’avait voulu parler. Plusieurs y étaient passés. Ils en étaient revenus systématiquement chamboulés. Ils allaient se coucher directement après, sans manger.
Depuis plusieurs semaines, les pensionnaires rénovaient le troisième baraquement qui avait subi quelques dégâts après le passage d’une tempête. Aujourd’hui, ils devaient réparer quatre volets à moitié disloqués. Brian était en train d’en démonter un quand son doigt ripa sur un clou, l’entaillant profondément. On l’envoya se faire soigner sur-le-champ. Tout ce qui tournait autour du médical se situait dans le plus grand bâtiment de l’institut : cabinets des psychiatres, salle pour la thérapie de groupe, et surtout une pièce dans laquelle Brian n’avait encore jamais pénétré, la fameuse salle de la thérapie spéciale.
L’infirmier, un vieux bonhomme rachitique aux dents jaunies par le tabac, nettoya la plaie, la scruta avec une loupe et décréta qu’elle ne nécessitait que deux strips.
Alors qu’il passait devant la pièce secrète, Brian entendit des cris. Pas de simples cris mais des vociférations terribles qui lui glacèrent le sang.
Qu’est-ce qu’ils sont en train de faire à Jace ? s’inquiéta-t-il.
Il vérifia qu’il n’y avait personne dans le couloir. Constatant qu’il était seul, il poussa la porte. Elle donnait sur une avant-salle. Une grande vitre révéla Jace, de profil, assis sur un fauteuil de dentiste. On lui avait retiré son tee-shirt, dévoilant un buste musclé et imberbe. Dessus étaient collées deux larges électrodes. On lui maintenait aussi les yeux ouverts avec des espèces de pince qui empêchaient les paupières de se clore.
La photo d’un homme nu s’afficha sur l’écran de trois mètres sur deux devant Jace. Aussitôt, l’adolescent se cambra, les mâchoires crispées, tous les muscles tendus.
L’instant d’après, ce fut celle d’un couple hétérosexuel qui s’embrassa. Rien ne se passa.
Mais quand le couple laissa place à deux homos en train de se sodomiser, Jace se cambra de nouveau.
Ils envoient des décharges électriques dès qu’une scène est un tant soit peu homosexuelle, s’écria Brian.
Brian distingua le docteur Fletcher et un homme qu’il ne connaissait pas attablés dans un coin, un ordinateur devant eux, attendant que la séance se passe. Ils discutaient comme si de rien n’était, s’interrompant juste quand Jace hurlait trop fort.
L’adolescent se débattait. Entre chaque électrocution, il tirait sur ses liens autour des poignets et des chevilles pour se libérer. Il tentait aussi de détourner le regard, de ne plus voir les images. Mais c’était peine perdue : sa tête était coincée dans une tenaille comme celle utilisée par les urgentistes pour immobiliser le cou d’un blessé.
Brian regarda la torture de Jace pendant un long moment. Il n’arrivait pas à détacher son regard du malheureux. Celui-ci suait à grosses gouttes. Des larmes coulaient de ses yeux rougis. À force d’aboyer, Jace perdit sa voix. Il se contenta alors de baver, tel un bébé. Bientôt, une flaque jaunâtre naquit sous le siège : il venait de se pisser dessus. Ni Fletcher, ni l’inconnu ne bougèrent.
Brian eut l’impression que chaque image durait un peu plus longtemps que la précédente, allongeant derechef la décharge envoyée. Cela faisait refluer le sang dans les mains et le visage de Jace, qui rougissait puis blêmissait à vue d’œil.
Finalement, Brian quitta la salle. Il était chamboulé. Il n’avait aucune envie de se retrouver un jour à la place de Jace. Comment des médecins avaient-ils pu imaginer une telle thérapie ? Ce n’était même pas une thérapie, plutôt une torture que le pouvoir en place avait légalisée pour, soi-disant, remettre les homos sur le droit chemin.
Brian se précipita vers les toilettes. Il vomit son déjeuner. Il se mira dans la glace. Il était livide, ses yeux écarquillés.
Je ne peux pas rester ici ! décréta-t-il.
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