Chapitre 9
Nick s’ennuyait ferme. Pourtant, cela ne faisait que trois heures qu’il était enfermé dans la planque de Byron. Il ne savait pas combien de temps il devrait rester là. Mais, si après quelques heures il trépignait déjà d’impatience, qu’est-ce que cela serait dans plusieurs jours !
Comme l’avait indiqué Keith, son ordinateur portable ne capta aucun signal wifi. Cela était d’autant plus surprenant que deux pilonnes de dix mètres étaient plantés dans le champ de l’autre côté de la rue, avec de multiples récepteurs d’ondes au sommet. Nick en déduisit que la maison était truffée de brouilleurs.
Il s’approcha de la fenêtre et regarda le paysage. Il n’y avait rien à part des champs à perte de vue. Blé, orge, maïs et autres céréales poussaient paisiblement, bercés par le léger vent d’été. Il remarqua des flashs lumineux au loin. Il en déduisit qu’une route traversait la campagne, le soleil se reflétant dans les vitres des voitures qui passaient.
Il alluma la télévision et zappa sur les trois chaînes nationales. C’étaient les seules encore autorisées d’émettre et uniquement parce qu’elles étaient contrôlées par le ministère de l’information. Comme il s’y attendait, Infonews, qui diffusait les actualités en continu, ne parlait pas de l’attentat à la Lake View High School. Elle se contentait de montrer son père recevant la présidente française, Annie Lempré. Comme lui, elle avait lancé de grandes réformes afin de redresser l’économie catastrophique de son pays. Elle avait notamment obtenu des Français le mandat pour enclencher la sortie de la France de l’Union Européenne. D’un autre côté, l’Europe n’avait plus que le nom, après que de nombreux pays se soient rebellés contre le pouvoir central à Bruxelles. Après le Royaume-Uni, l’Italie, la Grèce et l’Espagne, la France allait être le prochain à quitter l’Union, ce qui signifiait la mort de celle-ci.
CSC, la chaîne des séries, rediffusait pour la énième fois Friends. C’était cela en journée : des rediffusions en pagaille de vieilles séries des années quatre-vingt-dix et deux mille. Ce n’était qu’à compter de vingt heures que les téléspectateurs avaient droit à des nouveautés, bien évidemment censurées au besoin par le pouvoir en place.
Enfin, un documentaire animalier passait sur Discovery Channel[1], la seule chaîne rescapée de l’avant-censure. Nick regarda d’un œil distrait un lion courir après sa pitance, une pauvre gazelle avec la peau sur les os.
Il tint à peine cinq minutes. Il se rappela la myriade de chaînes qui existaient quand il était plus jeune. Généralistes, de cinéma, de séries, d’informations, de documentaires, de musique, il y avait un choix mirobolant. Puis son père les avait trouvées plus inutiles les unes que les autres. À cela s’ajoutait son irrémédiable envie de tout contrôler. Avec la Saint Justin, nombre de journalistes avaient été raflés, entraînant la fermeture de plusieurs stations. Les captures de journaleux s’étaient poursuivies les mois suivants, causant la fin d’autres chaînes, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un trio insipide.
Il éteignit la télévision et alluma son portable. Il brancha des écouteurs sur la prise audio et lança sa sélection de musique préférée. Il adorait le pop-rock, les vieux groupes comme Coldplay, mais aussi les petits jeunes de Nobody[2].
Ce dernier portait bien son nom. Il reflétait parfaitement l’état d’esprit des Américains. En effet, ceux-ci n’étaient plus rien. Le fameux rêve américain si cher à son paternel avait disparu. Certes, tout le monde avait du travail. Le chômage frôlait les trois pour cent. Mais plus personne n’avait de plaisir à vivre. Tout était hyper contrôlé. Vous aviez le malheur d’émettre la moindre critique et vous vous retrouviez, au mieux en prison, au pire exécuté. L’ivresse sur la voie publique n’était plus sanctionnée d’une simple nuit en cellule de dégrisement : elle se soldait par une forte amende la première fois, un an derrière les barreaux en cas de récidive. Un feu ou un STOP grillé, même punition. Un excès de vitesse de plus de dix kilomètres heure, autant de mois de taule.
La population carcérale avait augmenté de deux cents dix pour cent en sept ans. Il ne se passait pas un mois sans qu’une prison ― un ensemble de baraquements en bois cerclé d’un double grillage avec une légion de militaires en guise de matons ― n’ouvre ses portes.
Keith frappa à la porte et entra sans y être invité.
― Je vais faire quelques courses dans le village annonça-t-il. Tu veux quelque chose ?
― Non, ça ira.
― Je ne serai pas long. Ne bouge pas d’ici.
L’agent referma la porte et la verrouilla.
Apparemment, on n’a pas confiance en moi ! se dit Nick.
C’était réciproque. Deux points notamment turlupinait l’adolescent. Comment se faisait-il que Keith se soit trouvé près de la Lake View High School pile au moment de l’attaque ? Et comment connaissait-il son identité ?
Nick se précipita à la fenêtre. Il regarda Keith quitter la masure et s’éloigner. Il se tourna vers la porte, regarda dans la serrure. Keith avait retiré la clé, l’empêchant d’éventuellement la récupérer en la faisant tomber sur une feuille de papier. Mais ce n’était pas cela qui allait l’arrêter.
Il regagna la fenêtre et tenta de l’ouvrir. Soit elle était coincée, soit on l’avait bloquée. Quoi qu’il en soit, impossible de la faire coulisser. Nick ne s’avoua pas vaincu. Il prit la chaise de bureau et la lança sur la vitre. Celle-ci éclata en morceaux. Nick retira ceux qui restaient puis se pencha. La gouttière était à distance de bras.
Il allait enjamber la rambarde quand un gros SUV noir se gara devant la maison. Quatre hommes en sortirent. Ils étaient plutôt grands et surtout baraqués. Pour le reste, ils étaient tous différents. L’un était blond, l’autre brun, le troisième roux et le dernier chauve. Deux étaient blancs comme un cachet d’aspirine, les deux autres bronzés à outrance. Un était barbu, un moustachu, un avec une barbiche. Le chauve avait le crâne tatoué d’un dragon. Mais ce qui marqua surtout Nick, c’étaient leurs flingues dans leurs grosses paluches.
Ils pénétrèrent dans la maison. Sans hésiter, Nick enfourna son portable dans son sac, l’enfila sur le dos. Il s’extirpa de la chambre, déplia son corps au maximum et attrapa le tuyau d’évacuation des eaux de pluie. Il se laissa glisser jusqu’en bas.
Une immense tour surmontée d’une sphère blanche marquée du mot Byron devant une empreinte de patte de chat se dressait dans le champ en face. Nick courut dans sa direction. Il était à mi-chemin quand la berline de Keith apparut. L’agent lui fit des appels de phare. Nick galopa jusqu’à lui et monta dans le véhicule. Il n’avait pas refermé la portière que Keith repartait plein gaz.
Les tueurs sortirent précipitamment de la planque. Ils tirèrent quelques balles, sans toucher leur cible. Ils grimpèrent dans leur voiture et se lancèrent à la poursuite de Nick et Keith.
Celui-ci appuyait sur le champignon. Par chance, la route était relativement linéaire ce qui lui permit de fortement accélérer. Mais cela était aussi un avantage pour les poursuivants. Ils grappillèrent mètre après mètre jusqu’à se retrouver à bonne distance pour les mitrailler. Quelques balles ricochèrent sur la carrosserie. Quelques-unes la perforèrent. Pas suffisamment pour stopper l’auto.
Keith ordonna à Nick de se baisser. Il fit monter un peu plus l’aiguille de vitesse. Mais les autres ne les lâchaient pas.
Les deux voitures bouffèrent les kilomètres les uns après les autres. Keith était à fond. Pas le SUV.
― Tu sais tirer ? s’enquit Keith.
― Je me défends à la carabine dans les fêtes foraines, répondit Nick.
― Et conduire ?
― Ouais, un peu.
― Très bien. Prends le volant.
― Mais…
― Essaie de garder la trajectoire.
Nick se pencha pour être le plus possible dans l’axe. Il tenta de diriger correctement leur bolide. Ce n’était pas évident. L’expérience de Nick à la conduite était plus que limitée. Nulle même à la vitesse où ils dévoraient l’asphalte. Il aurait voulu que Keith ralentisse. Mais l’agent gardait le pied fermement appuyé sur l’accélérateur.
Keith tira son revolver, abaissa la vitre et sortit la tête. Il allait devoir jouer serré. Son Glock avait une portée moindre que les Kalachnikovs des poursuivants. Il priait pour qu’ils ne soient pas de fins tireurs.
Il freina légèrement. Le SUV s’approcha. Les deux mecs à l’arrière gardèrent le doigt sur la gâchette, inondant la berline. Par chance, ils tiraient dans le coffre, pas là où se penchait Keith.
Quand l’agent estima qu’ils étaient assez près, il appuya une première fois. La balle siffla à l’oreille du tueur de droite. Celui-ci rentra la tête tout en gardant le canon de sa mitraillette dehors, crachant toujours son lot de balles.
Keith ajusta le tir suivant. Un nouveau coup partit. Il frappa le devant du SUV sans causer le moindre dégât. Il répéta son geste trois fois. Le dernier fut le bon : la balle traversa le pare-brise et frappa celui derrière le volant. Une giclée de sang salit la vitre avant. Vu l’angle de tir, Keith devait avoir explosé le crâne du conducteur.
Le véhicule bifurqua dangereusement sur le bas-côté. Soudain, il tomba, capot le premier dans le fossé. L’arrière se leva, passa au-dessus de l’avant. Le salto aurait mérité un magnifique dix lors d’une compétition de gymnastique. Suivirent plusieurs tonneaux qui secouèrent les passagers dans tous les sens comme la pulpe d’un Orangina.
Keith n’attendit pas de savoir comment allaient les tueurs. Il regagna son siège. Il rappuya sur l’accélérateur.
― Bien visé, le félicita Nick.
― Bien conduit, répondit Keith.
Bien que les poursuivants soient hors d’état de nuire, Keith ne ralentit pas l’allure. Il ingurgita une vingtaine de kilomètres de plus avant de s’arrêter. Il fit le tour de la voiture afin de vérifier son état. Par chance, seul le coffre était transpercé comme du gruyère. Le réservoir n’avait pas été touché, les pneus non plus, aucun organe vital.
L’agent redémarra et reprit ses déambulations dans la campagne de l’Illinois.
― Comment ont-ils su que nous étions là ? s’enquit Nick, d’un ton tranchant.
― C’est ce que je redoutais : il y a une taupe au sein de mon bureau.
― Ça ne me dit toujours pas comment ils ont su où nous trouver.
― Tu crois quoi ? Après t’avoir amené à Byron, je devais prévenir mon chef que je t’avais récupéré et mis en lieu sûr.
― Vous allez me dire enfin qui vous êtes ? Comment savez-vous qui je suis ?
― Je suis ― enfin j’étais ― le supérieur de Cobbs et Fraser. Mon bureau a en charge la sécurité de personnes dites sensibles mais qui ne relèvent pas de la sûreté nationale comme l’est ton père. Tu es une de ces personnes sensibles. J’ai donc toujours su qui tu étais. Ça fait partie de mon boulot.
― Comment se fait-il que vous étiez sur les lieux de la fusillade ?
― Ma fille va à la Chicago Montessori[3], à deux pas du lycée. Je venais de la déposer quand j’ai entendu les coups de feu.
Nick connaissait l’école pour être souvent passé devant. Cependant, il n’avait aucun moyen de vérifier la véracité des propos de Keith. Pour l’instant, il était prêt à le croire. Mais il n’était pas pleinement convaincu.
― Comment se fait-il que vous soyez revenu si vite ? Vous n’avez pas eu le temps de faire les courses.
― J’ai croisé le SUV. J’ai reconnu le passager à l’avant.
― Un de vos agents ?
― Non, un tueur des forces spéciales. Anton Peterson.
― Un tueur ? Pour qui ? Pourquoi ?
― Pour qui : toi. Pourquoi : car tu es devenu gênant pour quelqu’un.
― Comment connaissez-vous ce Peterson ?
Keith hésita avant de répondre. Cela lui rappelait une période de sa vie dont il n’était pas fier. Cela faisait des années qu’il tentait de l’oublier. Sans succès.
― J’ai moi aussi fait partie des forces spéciales, annonça-t-il finalement. J’ai travaillé avec Peterson. Donc, quand je l’ai aperçu, j’ai su qu’il était là pour t’exécuter.
― Qui voudrait ma mort ? Je n’ai jamais rien fait de mal.
― Si Peterson a été lancé à ta poursuite, cela signifie que ta disparition a été décidée en haut-lieu, par quelqu’un de haut placé.
― Mon père ? bredouilla Nick.
― C’est une possibilité.
Le silence tomba dans le véhicule. Keith échafaudait un plan pour la suite tandis que Nick regardait le paysage monotone de la campagne de l’Illinois. Le soleil se dressait fièrement, aucun nuage n’entravant son rayonnement. Le thermomètre extérieur indiquait vingt-sept degrés. Nick doutait qu’il fasse beaucoup moins à l’intérieur. Pourtant il avait froid. Il tremblait même. Il avait peur. Les déductions de Keith l’effrayaient. Surtout, il n’acceptait pas celle concernant son père. Il ne le connaissait que très peu. Cependant, il ne pouvait imaginer que son géniteur puisse vouloir sa peau. Encore moins après dix-sept ans.
― Je peux mettre la radio ? s’enquit-il.
Keith marmonna un baragouin qui pouvait aussi bien signifier oui que non. Nick opta pour la première solution.
Autant la télé ne comportait-elle que trois chaînes, autant c’était plus d’une cinquantaine qui avaient survécu à la censure gouvernementale. Toutes, à l’exception d’INR, l’équivalent radiophonique d’Infonews, ne diffusaient que de la musique toute la journée, agrémentée de trop nombreuses coupures publicitaires.
Les baffles crachèrent le dernier tube des God’s voices[4].
He is Lord, He is Lord
Sings my soul
He is Lord
And He lives, yes He lives
I’m alive because Jesus lives
Because You live Jesus[5].
― Oh non, pas de chants religieux ! râla Nick.
Il voyagea sur la bande FM jusqu’à ce qu’il tombe sur 118.fm Pop Chart.
You are always joyful
You are always so beautiful
I love you as you are
I love you as you are
Why do you love me?
I am so ordinary.
But you love me.
And I love you.[6]
Cette chanson des Nobody lui fit immédiatement penser à Sam. C’était sur ce slow qu’ils avaient dansé pour la première fois ensemble. Il avait alors su qu’elle serait celle qui partagerait sa vie jusqu’à la fin de ses jours. Certains diraient qu’à dix-sept ans, il ne pouvait en être sûr. Pourtant il l’était.
Il n’avait même pas eu le temps de l’appeler. Elle lui manquait tant. Keith prétendait que sa blessure n’était pas grave. Mais il n’était pas médecin après tout. En plus, Nick s’en voulait. C’était de sa faute si Sam avait été blessée. S’il avait réagi une fraction de seconde plus tôt, il aurait pu empêcher cela. Pourvu qu’elle aille bien.
― Nous allons au Canada, indiqua soudain Keith.
― Comment franchirons-nous le mur ?
― Nous y arriverons, se contenta de répondre le policier.
[1] Chaîne de documentaires.
[2] Nobody signifie personne.
[3] École utilisant la méthode d’apprentissage développée par Maria Montessori, une médecin et pédagogue italienne mondialement connue.
[4] Les voix de Dieu.
[5] Il est le Seigneur, Il est le Seigneur / Mon cœur chante / Il est le Seigneur / Il vit, oui Il vit / Je suis vivant car Jésus vit / Car Tu es vivant, Jésus.
[6] Tu es toujours joyeuse / Tu es toujours si belle / Je t’aime comme tu es (2 fois) / Pourquoi m’aimes-tu ? / Je suis si ordinaire / Mais tu m’aimes / Et je t’aime.
Annotations
Versions