Chapitre 12

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L’homme était planté dans l’encadrement de la porte, empêchant toute fuite. Il portait un pantalon au treillis militaire et un marcel foncé.

― Sortez de là. Je sais que vous venez de l’institut de réorientation sexuelle.

― S’il vous plait, ne nous renvoyez pas là-bas, supplia Jace en avançant les mains levées.

― Vous êtes plusieurs ? s’étonna l’inconnu.

― Oui, deux.

Brian s’approcha de Jace.

― Baissez les bras. Je compte pas vous arrêter ni vous ramener au camp. Je suis là pour vous aider.

― Nous aider ?

Il lança un sac.

― J’ai amené quelques vêtements. J’espère qu’ils seront à votre taille.

Jace extirpa un vieux jogging, un jean et un pull en laine. Il enfila le premier, laissant le reste à Brian.

― Je m’appelle Al Morton.

Les jeunes se présentèrent.

― Comment avez-vous su que nous étions là ? s’enquit Brian.

Al montra un petit boitier sur le chambranle de la porte.

― Détecteur d’intrusion, expliqua-t-il. Relié à une alarme chez moi. Allez, venez.

Ils quittèrent la grange. Un pickup d’un autre âge patientait devant. Ils grimpèrent dedans. Al s’engagea sur les petites routes de campagne.

― Ça vous arrive souvent d’aider des jeunes de l’institut ? demanda Brian.

― Trois, quatre fois par an, répondit Al. Vous n’êtes pas les premiers à vous enfuir de cet endroit de malheur. En général, vous déboulez tous dans ma grange.

― Pourquoi nous aidez-vous ?

― Car personne d’autre le ferait.

― Où nous emmenez-vous ?

― Chez moi. À Paris.

― Comme la capitale française ? constata Jace.

― Ouais. D’ailleurs, elle tient son nom de là. Par contre, d’un point de vue monuments d’anthologie, vous repasserez. Son seul fait d’arme est d’avoir été le dernier endroit où a eu lieu une pendaison publique dans l’Arkansas avant l’avènement de la première chaise électrique à Little Rock.

« C’était en dix-neuf cent quatorze. John Arthur Tillman courtisait Amanda Stevens. Elle habitait Delaware. Elle a disparu de chez elle un soir. Elle a été retrouvée huit jours plus tard, partiellement immergée dans l’eau du puits d’Ambrose Johnson, un fermier. Une grosse pierre était attachée autour de son cou avec un fil de téléphone. Des rochers couvraient son corps. On lui avait tiré une balle dans la tête. Pourtant, on croit que la jeune fille n’était pas morte quand elle a été jetée dans le puits car ses mains étaient sales, couvertes de résidus prouvant qu’elle avait tenté de se libérer. Quoi qu’il en soit, Arthur Tillman a été arrêté et pendu en juillet de la même année.

« Voilà, vous savez tout sur Paris, Arkansas. Le reste, c’est d’un ennuyeux ! Sauf quand l’un d’entre vous parvient à s’enfuir.

― Merci beaucoup de nous aider, déclara Brian.

― Bof, faut bien se serrer les coudes.

Le silence tomba dans le véhicule. Les garçons se laissèrent bercer par les tangages du pickup, les amenant progressivement vers un sommeil bien mérité.

Après une demi-heure de route, ils entrèrent dans Paris. Al était propriétaire d’un joli plain-pied en brique rouge à la périphérie du village, loin de tout voisin susceptible d’être trop curieux.

― Nous ne risquons rien ? s’inquiéta Jace.

― Pas tant que vous resterez à l’intérieur.

― Les militaires du camp ne vont pas nous chercher ?

― Ils peuvent toujours. Ils vont avoir un travail dantesque s’ils veulent fouiller toutes les habitations alentours.

L’intérieur était chaleureux bien que rustique. La cuisine datait des années soixante-dix avec son formica vert pâle et sa peinture jaune. Al invita ses hôtes à prendre place autour de la table décorée d’une nappe en plastique. Il leur prépara quelques pates avec du corned-beef. Les jeunes s’en régalèrent.

― Va falloir vous partager le même lit, annonça-t-il. Mais bon, vu que… enfin vous voyez ce que je veux dire…

― Vu qu’on est gays, on a l’habitude de ça, compléta Brian.

― Ouais, t’as tout compris.

― Ce n’est pas un problème.

Jace acquiesça.

Ils gagnèrent la pièce. Ils ne prirent même pas le temps de se déshabiller. Ils se laissèrent tomber sur le matelas, s’enroulèrent dans les draps et sombrèrent dans les bras de Morphée.

Il était dix heures quand ils émergèrent le lendemain matin. Al avait préparé un petit-déjeuner copieux fait de bacon, d’œufs brouillés, de pain frais, de café, de confiture et de beurre. Ils se gavèrent autant que leur estomac le supporta. Jace n’avait pas mangé comme ça depuis un mois, depuis qu’on l’avait enfermé dans le camp. Pour Brian, c’était plus récent. Cependant, il se délecta du repas préparé par leur sauveur.

Pendant que Jace prenait une douche, Brian déambula dans la maison. Une photo attira son regard. Al posait avec une jeune femme aux longs cheveux blonds, un garçon de seize ans environ brun comme son paternel.

― C’est votre femme et votre fils ?

― C’était…

― Je suis désolé.

― Kevin est mort il y a deux ans. Il était comme vous. Il aimait les hommes. Ça ne nous posait aucun problème à mon épouse et à moi. Cependant, ce que nous redoutions est arrivé. Kevin a été embarqué et enfermé dans le camp. Il ne l’a pas supporté. Il s’est suicidé un matin de septembre.

― C’est pour ça que vous nous aidez.

― Ouais. C’est pour me faire pardonner de ne pas avoir pu le sauver.

― Vous n’y êtes pour rien, s’étonna Brian.

― Clare n’a pas accepté la disparition de notre fils. Nous n’avons eu aucun autre enfant. La faute à pas de chance. Quand Kevin est parti, elle a sombré. Elle ne mangeait plus, ne dormait plus. Son cœur a lâché. Aujourd’hui, je me dis qu’elle est auprès de Kevin. Ça me réconforte un peu. Alors, quand un jeune parvient à échapper à l’enfer de l’institut, je lui apporte toute l’aide que je peux.

― Nous vous en sommes très reconnaissants.

Al se retourna et s’appuya sur l’évier en porcelaine de la cuisine. Ses épaules tremblèrent. Brian quitta la pièce et retourna dans la chambre, ému.

Ils passèrent la journée devant la télévision. Brian aurait voulu appeler ses parents pour les rassurer mais il craignait que leur téléphone soit sur écoute. Il ne voulait aucunement qu’Al ait des problèmes avec l’institut. Il avait déjà payé assez cher pour cela.

De son côté, Al fit le tour de ses élevages. Il avait un cheptel de sept cents vaches reproductrices, environ mille poules pondeuses et une centaine de moutons. Cela lui permettait de gagner sa vie. Il n’était pas riche mais il n’était pas à plaindre non plus.

― Vous n’allez pas pouvoir rester ici trop longtemps, leur annonça Al le soir venu. C’est risqué pour vous et pour moi.

― Pas de souci. Nous pensions d’ailleurs partir demain matin, assura Brian.

― Vous savez que vous êtes dorénavant des fugitifs. Si vous vous faites arrêter, c’est l’injection létale directe.

― On sait.

― Vous feriez mieux de quitter les États-Unis.

― Pour aller où ? s’exclama Jace. On n’a même pas de papier pour passer la frontière.

― Je connais un moyen, suscita Al. J’ai un ancien collègue à moi qui pourrait vous faire entrer au Mexique. Il était agriculteur comme moi. Son seul tort est d’être Mexicain. Quand il y a eu la rafle des immigrés, il a été embarqué.

Celle-ci avait eu lieu un an et demi après l’accession au pouvoir de Lamont. Tous les non-Blancs avaient été arrêtés puis parqués dans des réserves, renvoyés chez eux, ou équipées d’un bracelet électronique. Tout ce qu’ils possédaient leur avait été repris, au motif qu’ils n’étaient pas de parfaits Américains.

― Aujourd’hui, il vit dans la réserve mexicaine de Brownsville. Il aide ceux qui veulent passer au Mexique en leur fournissant tout ce dont ils ont besoin : papiers, passeport, visa, …

― Je présume que ce n’est pas gratuit ? s’enquit Brian.

― Comme tout. Il faut compter cinq mille par personne.

― Ce n’est pas un problème, avisa Jace. J’ai hérité d’un peu d’argent quand ma mère est décédée. J’ai de quoi payer.

― Moi, faut que je vois avec mes parents, indiqua Brian.

― Je vais payer pour nous deux.

― Tu es fou ! C’est hors de question.

― Tu m’as sauvé la vie. Sans toi, je ne serais pas là. J’insiste. Comme ça, on sera quitte.

― Mais…

― Il n’y a pas de mais ! trancha Jace d’un ton n’appelant aucune contradiction.

Pendant l’heure qui suivit, Al leur expliqua la route. Il leur donna le nom de son contact et toutes informations nécessaires.

Brian et Jace se couchèrent l’esprit préoccupé. Ils allaient devoir abandonner leur foyer, leur famille, leur pays. Peut-être pourraient-ils revenir un jour, si la situation changeait. Mais pour l’heure, ils devaient tirer un trait sur leur vie d’avant. Ils étaient des fugitifs, ils étaient recherchés par la police, ils étaient susceptibles de finir avec une seringue dans le bras.

Ils se levèrent avant que les premiers rayons de soleil n’éclairent la campagne. Tout le monde dormait encore. Al leur prépara un nouveau petit-déjeuner gargantuesque. Ils tentèrent de faire honneur aux plats mais ils étaient tendus, l’estomac tellement noué qu’ils devaient se foncer pour ne pas vomir ce qu’ils ingurgitaient.

Il était cinq heures trente quand ils se mirent en route. Al les déposa à Fort Smith, à une heure de route de Paris. Il leur souhaita bon voyage et rentra chez lui. Il attrapa son téléphone et appela son correspondant dans la réserve mexicaine.

― Je t’en envoie deux, annonça-t-il… Ouais, deux d’un coup !… Comme d’habitude, mille par tête ?… OK. Cajole-les bien !

Il raccrocha, heureux de la bonne affaire qu’il venait de conclure.

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