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Trop petite pour être détectée, la carte se posa sur le rebord du broyeur sans activer le mécanisme. Avec un soupir d’agacement, Clémence enfonça la touche pour obliger les mâchoires mécaniques à avaler le dernier indice de sa dépravation récente. Un échec de plus.

La jeune femme avait tout essayé. D’abord, les rendez-vous discrets sur internet, avec des femmes pour éviter tout risque superflu. Leur douceur et leur expertise avait remplacé la vigueur plus familière de ses premiers partenaires. Incapable de retrouver les sensations recherchées, elle avait pris le risque d’inviter des hommes, sans plus de succès. Clémence avait été si sûre d’elle, si décidée de sa nouvelle identité.

Le SM ne fonctionnait pas.

Elle était passé à la vitesse supérieure et avait tenté les clubs, de plus en plus risqués, de plus en plus sombres. Jusqu’au glauque, jusqu’à en vomir parfois. Les kilomètres s’étaient enchaînés, les partenaires aussi. Des corps sans visage, leurs traits couverts par les ombres, le maquillage et les perruques. À présent, sa mémoire était entachée des sensations de langues inconnues sur sa peau, jusque dans les moindres recoins, de sexes et d’objets divers insérés en elle, de presque toutes les façons possibles. Elle pouvait encore sentir l’odeur qu’ils avaient laissé sur son corps, l’empreinte de leur désir jusqu’au tréfond d’elle.

La chair ne fonctionnait pas.

À court d’idée, elle avait changé de stratégie et s’était essayée à la soumission à son tour. L’excitation de donner le contrôle à autrui n’avait pas été au rendez-vous. Plus que la peur, c’était le dégoût et un profond sentiment de ne pas être à sa place qui l’avait habitée. Parmi tous ces pratiquants qui semblaient tellement s’amuser, Clémence était une intruse, une faussaire.

L’amour en extérieur ? Déconcentrant et inconfortable, aucun intérêt. Le sexe dans des espaces réduits ? Ascenseurs, placards, elle avait tout tenté sans succès et n’y avait gagné que des bleus et un talon d’escarpin cassé.

Impossible de reproduire l’expérience avec Thomas et Élodie. Le couple avait officialisé sa relation et même si Élodie ne savait rien de son rôle dans l’entreprise de Clémence, la gêne d’avoir « piqué » le mec de son amie était devenu une barrière infranchissable dans leur relation. Karima avait disparu plus efficacement encore. Bloquant tout leur groupe, elle était allée jusqu’à déménager sans laisser d’adresse. Clémence espérait qu’elle profiterait de cette opportunité pour explorer sa sexualité dévoilée à l’abri des regards. Quant à Thomas, il avait simplement cessé de répondre à Clémence. Après tout, il avait rempli sa part du contrat et chacun d’eux y avait gagné quelque chose, elle n’obtiendrait rien de plus de lui.

En dehors du travail, Clémence était désœuvrée. Plus de projets, plus d’amis — non pas que leurs discussions stériles lui manquent tellement — et un désir inassouvissable qui lui pesait sur le ventre à chaque instant. L’anticipation avait peu à peu été remplacée par l’angoisse de ne jamais parvenir à retrouver cette extase totale. Parce qu’elle avait manipulé Thomas, trompée Élodie et blessé Karima, Clémence avait cru que le sadisme était sa solution. À présent, elle se retrouvait complètement perdue.

Parce qu’elle n’avait rien d’autre, elle s’était enfoncée dans le travail jusqu’à s’y noyer. Dans les couloirs, elle pouvait entendre les commentaires venimeux des collaborateurs sur sa froideur, son ambition démesurée, ses dents de vieille-fille qui rayaient le bitume. Autrefois, elle ne s’en serait même pas sentie contrariée. À présent, c’était comme un collant filé après avoir appris qu’elle avait un cancer : la goutte d’eau sur un vase près à déborder.

Son émotivité explosait lorsqu’elle rentrait chez elle pour trouver l’appartement vide et en désordre. La preuve s’il en fallait une que son existence avait atteint le sommet de sa vacuité. Ne manquait plus qu’un chat pour achever le tableau.

Quitte à avoir branché la broyeuse de preuves, Clémence se résolut à s’occuper des monceaux de publicités que des idiots s’entêtaient à lui envoyer. Combien d’arbres détruits pour remplir sa poubelle ? Des réfrigérateurs à moins trente pourcents, incroyable. Des offres exceptionnelles sur clôtures de jardin, indispensable au troisième étage. Une invitation aux ventes très privées de son concessionnaire, pour parler de remplacer sa voiture presque neuve, quelle bonne idée. Un tract pour…

Tiens.

Clémence hésita. Les sourcils froncés face au morceau de papier noir sur fond jaune — insupportable faute de goût — elle prit un moment pour réfléchir puis se leva, le tract toujours à la main. Pieds nus, elle avança comme un zombie jusque dans sa chambre. Devant la psyché, elle se détailla. Uniquement vêtue d’une culotte et d’un pull qui lui rasait les fesses, Clémence pouvait admirer les jambes encore fuselées sans s’émouvoir, mais lorsqu’elle se délivrait de la laine synthétique, le constat changea.

C’était indéniable, elle avait pris du poids. Trop de soirées à boire et grignoter au lieu de s’entretenir, trop de laisser-aller devant Netflix depuis qu’elle avait abandonné sa quête de plaisir.

Merde, j’ai tout pris dans la culotte de cheval. Et dans le ventre, ça c’est l’alcool à tous les coups.

L’idée saugrenue d’aller acheter un chaton lui vint à l’esprit. C’était comme ça qu’on abandonnait. Comme ça qu’on laissait l’âge vous tuer à petit feu. D’abord la tête, ensuite le corps.

Le tract vint se superposer à l’image décevante de cette chair devenue l’ennemi. En ombres chinoises, un homme et une femme dansaient, les formes exagérément parfaites de cette dernière lui évoquant le terrible rappel de sa propre désillusion. Il lui fallait se reprendre, mais plus que tout elle devait se remplir la tête avec autre chose que de l’amertume, même si c’était temporaire. Mieux valait manger des nouilles sans sel que de mourir de faim, après tout.

Le tract alla se placer sur le frigo, sous un magnet d’Ubereats, comme un rappel à la réalité après une vague errance pleine de foi.

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