Stratégies
L’agression violente de son dernier client acheva de placer Kairii dans une position particulière. Cela aurait pu le renvoyer immédiatement dans les geôles d'Edo. Mais la direction décida contre toute attente de s'aligner avec leur nouveau kagema, à qui ils avaient du mal à dire non. Le client étant un inconnu à Yushima, ils maquillèrent l'incident, après avoir grassement payé le plaignant. En outre, cette histoire qui se répandit comme une trainée de poudre, leur servit au contraire de publicité : tout le monde voulait voir le kagema aux « yeux de chat » qui avait mordu un client. Très vite, de nouveaux intéressés se manifestèrent, attirés par sa réputation sulfureuse. Des amateurs de bizarreries, des femmes adoratrices de leurs félins domestiques ou de simples curieux, friands de faits divers sanglants, se pressèrent bientôt devant le Kikuya. Les affaires s'annonçaient fructueuses.
— C'est lui qui joue le rôle du maléfique Rokudô Kuran dans la dernière pièce de maître Chikamatsu, murmurait-on en essayant d'apercevoir le regard magnétique du kagema en question. Il semblerait qu'il soit aussi obscur dans la vraie vie.
— Qu'il est beau ! s'exclama une femme. Je veux bien le laisser me mordre, si ça me donne le droit de passer la nuit entre ses bras.
Les hommes n'étaient pas en reste. Comme l'avait prévu l'habilleur, les samurai vinrent en masse pour apercevoir le nouveau kagema, leurs regards fiers et concupiscents se posant lourdement sur les moindres détails de son visage et de sa silhouette. On le comparait déjà à Mori Ranmaru, le féroce mignon d'Oda Nobunaga.
— Si tu te laisses faire deux soirs par semaine, marchanda le patron en voyant le succès de son nouveau pensionnaire, je te laisserais ta liberté pendant la journée et tous les autres soirs, à l'exception des représentations théâtrales, des répétitions ou des soirées dans lesquelles tu te produiras. Tu auras le droit d'avoir les partenaires sexuels de ton choix en dehors du travail. On te reversera quarante pourcent de tes recettes directement, et tu auras un traitement de faveur. En revanche, si tu continues à te montrer déraisonnable, nous sévirons !
Kairii ne répondit rien, mais il se laissa approcher par un client dans la même soirée. L'homme demanda à l'avoir pour une heure. Trouvant l'affaire honnête, Kairii monta avec lui, avant de se coucher sur le matelas. Il se laissa faire en fumant, à moitié saoulé par le tabac coupé à l'opium qu'il achetait aux Chinois. Les deux patrons espionnèrent les ébats par un interstice de la pièce d'à côté. C'était la première fois qu'ils voyaient leur nouvelle acquisition au lit avec un client.
— Eh bien ! statua le patron en se frottant les mains. On peut dire qu'il sait y faire. Je me suis inquiété pendant un moment, mais finalement, il est encore plus beau au lit que sur scène ! La façon dont il supporte ce qu'on lui fait sans avoir l'air d'y goûter va beaucoup plaire aux guerriers. Je vais en toucher deux mots au seigneur Hanai. Si j'arrive à l'avoir comme client, notre fortune est faite !
— Tu vois ! exulta la patronne. Et toi qui disait qu'il n'avait aucun iroke ! Ce kagema, c'est de l'or en barre. Un chat bienveillant qui en levant la patte attire le client ! Nous allons devenir riches.
C'est ainsi que l'on mit Kairii « au travail ». Ce dernier se soumit à contrecoeur aux conditions plutôt avantageuses qu'il avait négocié. C'était ça ou pire... Mis au parfum par le Kikuya, les clients le traitaient décemment. Kairii refusait les autres. Parfois avec violence.
Il avait réussi à imposer son rythme aux patrons : jamais plus d'un client toutes les trois nuits, le reste du temps étant consacré à la musique et au théâtre. Ce système conféra un cachet de rareté à leur nouveau pensionnaire, qui profita au Kikuya : on demandait le triple du prix d'un kagema lambda pour lui. Tout le monde y trouvait son compte. Comparé aux autres garçons qui trimaient nuit et jour, enchaînant les passes, son sort était enviable. Il recevait peu de clients, ces derniers devant débourser des sommes astronomiques pour l'avoir. On le demandait surtout pour animer des fêtes, jouer de la musique, chanter, réciter des tirades célèbres ou danser. Comme c'était ce qui rapportait le plus d'argent, les patrons privilégiaient ces services. De temps en temps, un admirateur plus empressé que les autres payait rubis sur ongle pour passer le reste de la nuit avec lui, dans le secret des chambres des maisons de thé. Dans ces cas-là, Kairii, au bord de la révolte, prenait son mal en patience et serrait les dents... Pensant au moment où il tiendrait Sadamaro à sa merci. Alors que le client s'agitait en râlant de plaisir au dessus de lui, le jeune guerrier déchu rêvait aux milles et une manières de tuer son ennemi.
Kairii sentait bien que, là où il se trouvait désormais, il n'avait aucun allié. Tous les autres garçons le haïssaient. La compétition était rude entre kagema, et Kairii était un concurrent qui, en plus de ne pas être particulièrement aimable, avait réussi à tirer son épingle du jeu un peu trop vite.
Cependant, le jeune homme remarqua rapidement que la patronne du Kikuya était toute gagnée à sa cause. D'après ce qu'il avait vu, la quinquagénaire n'était pas insensible à son charme. C'était elle qui avait insisté pour le racheter. C'était elle, encore, qui avait supplié son mari pour qu'on laisse Kairii faire à sa manière. Elle lui faisait apporter régulièrement de la nourriture et des cadeaux... Et lui avait fourni du tabac dès son arrivée. Kairii décida de lui montrer sa reconnaissance. Il se laissa approcher, lui jeta de subtils regards. De temps en temps, il lui manifestait de respectueuses attentions. Il allait, par exemple, s'effacer en lui tenant le rideau lorsqu'elle passait en glissant dans le couloir. Lui préparer un coussin pour s'asseoir lorsque les kagema étaient appelés par le patron et qu'elle se tenait là aussi. La servir en thé, alors que personne n'y pensait. En tant que seule femme de l'établissement, l'ancienne geisha menait une existence particulièrement solitaire. Même son mari lui préférait les garçons. Kairii était le seul à s'occuper d'elle. C'était discret, mais elle le remarqua.
La patronne adorait le kabuki, et plus particulièrement, les pièces au contenu tragique. Elle venait souvent voir Kairii lorsqu'il jouait. Lorsqu'il était assis dans la salle de réception, elle le dévorait des yeux, l'air mélancolique, à la moindre minute qu'elle avait pour rêvasser.
Elle n'était pas la seule à se pâmer d'adoration pour Kairii. Alors que son arrivée à Yushima était passée plutôt inaperçue, la popularité de Kairii était montée en flèche depuis qu'il avait été racheté par le Kikuya. Ce succès soudain était dû au kabuki, qui faisait alors des ravages à la capitale.
Comme tout danseur de kagura, Kairii connaissait cette forme théâtrale. Il avait même eu l'occasion d'assister à quelques pièces à Ōsaka. Mais aussi populaire que puisse être le kabuki dans le Kansai (où on lui préférait d'ailleurs le bunraku, le théâtre de marionnettes), ce n'était rien comparé aux proportions que le phénomène avait pris à Edo. Ici, les fans de théâtre s'endettaient à vie pour pouvoir assister à une scène où apparaissait leur acteur préféré, et la passion entraînait certains jusqu'au suicide. Nombre de vocations de kagema commençaient ainsi : des parents passionnés de kabuki vendaient celui de leurs fils qui avait la moindre petite chance de percer dans le milieu, sans même se soucier des questions d'héritage, de transmission du nom ou du patrimoine familial. Les acteurs avaient des statuts de demi-dieux, et tout le monde voulait s'en approprier un. Les jeunes acteurs qui faisaient des rôles de jeunes ou de femmes étaient particulièrement appréciés. Tout un commerce se développait autour d'eux : objets marqués de leurs armoiries qu'on vendait à la sauvette aux abords des théâtres, images à leur effigie, et même des godemichés censés reproduire fidèlement leurs organes génitaux. Ils étaient l'objet d'une adoration dépassant les limites de l'entendement, et qui laissait Kairii abasourdi.
Le jeune homme était habitué à la scène, mais jamais il n'avait suscité un tel enthousiasme. Ses adorateurs (aisément reconnaissables à leurs vêtements noirs) entraient dans des états seconds pendant les scènes où il apparaissait. Certains allaient jusqu'à la mutilation. En guise de commentaires, de respectables vieillards et d'honorables veuves le traitaient d' « assassin du cœur » ; lui hurlant « Tu me feras mourir ! » alors qu'il déclamait sa tirade. De telles effusions récoltaient invariablement un regard vipérin de la patronne du Kikuya sur le coupable, et plus encore s'il s'agissait d'une femme. Elle était jalouse, et Kairii l'avait remarqué.
Kairii comprit qu'en devenant un acteur populaire, il pourrait sûrement renverser la situation à son avantage. Devenir un acteur lui permettrait de choisir ses clients et d'imposer sa loi : tout Edo se pliait aux caprices des grands acteurs, qui avaient les moyens, bien plus que tout fonctionnaire, d'influencer le peuple. Surtout, les acteurs, qui rapportaient beaucoup plus d'argent aux maisons de thé qu'un simple putain, n'étaient pas mis au turbin comme des vaches à viande. Ils étaient choyés, préservés, et même, d'une certaine manière, respectés. Aussi, Kairii décida de tout miser sur le kabuki. Il travailla d'arrache-pied pour apprendre les pas et les tirades les plus célèbres, et alla même jusqu'à coucher avec le dramaturge Chikamatsu. Ce dernier, conquis, décida d'employer le jeune homme dans toutes ses pièces : du reste, cet adolescent taciturne et froid correspondait tout à fait à ce qu'il recherchait pour son nouveau style.
À peine trois semaines après son arrivée au Kikuya, Kairii accéda officiellement au grade de tayû. Une grande cérémonie fut donnée à son honneur, au cours de laquelle tout le quartier vint le féliciter. On lui offrit de nouveaux kimonos, plus adaptés à son nouveau rang, et on le fit déménager dans la meilleure chambre de l'établissement, autrefois dévolue à Shiragiku. Humilié, l'ancienne gloire du Kikuya fit ses bagages dans la soirée. Il quitta l'établissement et on ne le revit plus pour un temps. Il réussit à se faire embaucher dans une maison voisine, le « jardin des pêches ».
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