Une rencontre lourde de conséquences
Kairii était au Kikuya depuis un mois lorsqu'on amena un nouveau pensionnaire : un petit garçon de onze ans, nommé Iori. Troisième fils d'une famille surendettée et doté d'un physique lui permettant de devenir kagema, il avait été « confié » par ses parents à la maison de thé pour un contrat de dix ans. Puisqu'il n'avait pas encore l'âge de commencer à travailler, on l'affecta à diverses tâches subalternes, et notamment, au service du nouveau tayû.
Au début, ce dernier l'ignorait, comme il le faisait avec tout le monde. Mais voir le petit garçon devenir le souffre-douleur des autres kagema et des autres apprentis réveilla les instincts protecteurs de Kairii. Lors d'une soirée, il aperçut deux d'entre eux en train d'embêter le petit alors qu'il s'occupait du thé. Le gamin était au bord des larmes. Au lieu de passer son chemin comme il avait l'habitude de le faire, Kairii s'arrêta.
— Allez travailler, ordonna-t-il abruptement aux deux jeunes tortionnaires en venant se planter derrière eux. Dépêchez-vous.
Les deux garçons ne demandèrent pas leur reste. Yukigiku, c'était celui qui avait arraché « cette partie-là » à un client avec les dents.
Les mains dans ses manches, Kairii baissa les yeux sur Iori. Ce dernier se hâtait de sécher ses larmes et de continuer à préparer le thé. Il avait autant peur du tayû que les autres. Yukigiku ne l'avait jamais maltraité, mais il avait une façon de parler, d'observer son monde, qui l'impressionnait beaucoup. Il était grand et beau, et c'était lui qui avait le plus haut statut parmi les kagema. On racontait plein de choses sur lui : il venait d'une lignée de prêtres-guerriers, il savait se battre et il avait même tué des gens. Certains disaient même qu'il n'était pas humain, mais un « renard » déguisé qui se cachait parmi les honnêtes citoyens, ce qui expliquerait sa grande taille et sa beauté surnaturelle. Iori tremblait à chaque fois qu'il montait lui apporter son thé dans sa chambre, tous les matins à onze heures.
— Si tu continues à te laisser faire aussi gentiment, lui dit alors Kairii, ils n'arrêteront jamais. On t'a peut-être dit le contraire, mais c'est une erreur de penser que les choses s'arrangent d'elles-mêmes. Dans ce genre de situation, il faut agir et poser des limites tout de suite.
— Oui, grand frère, murmura le petit garçon.
Kairii le regarda encore un moment. Puis il s'éloigna, et revint dans la cage. Iori ne tarda pas à le rejoindre avec la théière. Après avoir servi les kagema refroidis par la soirée d'automne, il vint remplir la tasse de Kairii, puis s'assit à côté de lui, désormais rassuré et certain de s'être trouvé un allié de taille. Il savait que personne n'oserait braver le tayû.
Ce dernier lui jeta un coup d'œil rapide. Il aurait voulu pouvoir le réconforter, lui dire que désormais, tout irait bien. Mais il savait par expérience qu'il valait mieux ne pas faire de promesses. Lorsqu’on était au fond du trou, on pouvait toujours tomber. Et être jeune et faible comme ce garçon coûtait cher dans ce monde sans pitié. Ce n'était pas sûr qu'il passe l'hiver... Il était promis à une vie dure et besogneuse, en faisant ce qui était probablement le plus horrible des métiers. Kairii ne voulait pas trop s'attacher à lui. Surtout, il ne fallait pas lui donner de faux espoirs. Le gamin devait apprendre à se défendre tout seul.
— Va jouer ailleurs, lui ordonna-t-il. Tu peux aller dans ma chambre.
Kairii trouvait les hommes particulièrement excités ce soir. Il valait mieux que Iori ne soit pas trop en vue.
Le tayû sortit sa pipe de sa manche, puis il commença à fumer en observant la rue et les ornements du plafond. Il ignora délibérément les hommes qui se pressaient derrière les barreaux et le regardaient avec des yeux concupiscents et une bouche ouverte de poisson mort, les mains accrochées aux lattes de bambou. N'ayant pas pour but ultime de racheter sa liberté, puisqu'il n'était pas là pour les mêmes raisons que les autres, il se fichait de faire du chiffre. Alors que les autres kagema venaient appâter le client avec force mimiques et poses séductrices, Kairii restait dans l'ombre, son kimono bien serré jusqu'au cou, à attendre que le temps passe.
— Regarde-moi ce Yukigiku... entendit-il murmurer parmi ses camarades. Il s'imagine qu'être un acteur un peu connu le dispense de faire la même besogne que nous autres ! Il joue les inaccessibles et on ne lui dit jamais rien, c'est écœurant.
— Bah, il s'en mordra les doigts. Mon danna, le supérieur du temple Renge-in, dit que les créatures au cœur de pierre comme lui sont condamnés à tomber dans les six enfers. Un beau garçon sans dévotion ni compassion, ce n'est qu'une statue au bord d'une route. Une fois sa saison passée, il mourra seul dans un fond de vallée, et de sa superbe apparence, il ne restera plus qu'un effroyable cadavre noirci, professa un autre qui suscita l'approbation silencieuse de ses camarades.
Kairii ne pipa mot. Les autres pouvaient penser ce qu'ils voulaient : ça lui était bien égal.
— Il utilise la magie noire pour influencer les patrons et obtenir un traitement de faveur... Mais chut, il va nous entendre. J'ai pas envie d'avoir de problèmes avec lui, moi !
Kairii bailla. S'ennuyant profondément, il tira un livre de sa manche. Il commença à le parcourir, ne pouvant s'empêcher de se demander si Taito l'avait lu. Tai... Il adorait les livres, au point de ne manger qu'un brouet de millet par jour pour pouvoir se payer la collection complète de Suikoden, le roman feuilleton à la mode.
— Tiens... Tu sais lire le chinois ?
Kairii releva les yeux en direction de la voix. Tranquillement, sans bouger un cil, il planta son regard froid dans celui de l'homme d'une vingtaine d'années qui apparaissait devant lui. C'était de toute évidence un guerrier. Grand, bronzé, mal rasé, mal coiffé, avec un petit air crâne et sûr de lui qui énerva tout de suite Kairii. Encore un de ces samurai de province, ces nanshoku-zuki amateurs de gamins... c'était les pires. Aux yeux du tayû, ils étaient impardonnables.
— C'est bien la première fois que je vois un iroko qui fait le tapin avec un livre dans la main, ricana le rônin. On voit vraiment de tout à Edo !
— Oi, fit un homme à côté de lui en le poussant du coude. Ce jeune homme, c'est Yukigiku, l'étoile montante du Nakamura-za. Bien sûr qu'il sait lire ! Ce n'est pas un iroko ordinaire.
L'homme à côté de lui portait les armoiries des Hosogawa, dont le seigneur était actuellement en service à Edo. Kairii devina aisément qu'il avait invité ce samurai sans maître pour lui parler d'un emploi, et qu'ils avaient finalement atterri au quartier réservé après avoir vidé quelques flasques de saké.
— C'est vrai qu'il a une prestance différente des autres putains, fit l'homme avec un sourire dévoilant des dents blanches comme de l’ivoire. Et un physique original, aussi. Mais pourquoi il ne porte pas des kimonos plus éclatants ? C'est bizarre pour un prostitué de porter du noir.
— Yukigiku est connu pour ne porter que cette couleur, c'est comme ça, lui apprit son compagnon. Je crois que ça fait partie de son personnage de scène. Il ne joue que dans des pièces tragiques, et surtout des rôles de méchants.
Contrairement au rônin, l'homme était visiblement un habitué de Yushima.
— Oui, acquiesça l'autre avec un sourire, je vois bien que ce n'est pas un de ces précieux d'onnagata... Je ne le vois pas du tout faire des rôles de femme. Ce regard... Il me tuerait sur place, s'il le pouvait !
Il fixa Kairii, ouvrant un peu plus ses propres yeux. Ils les avait très noirs et brillants, nul doute qu'on disait aussi de lui qu'il avait un regard impressionnant.
— C'est ce fameux regard magnétique qui lui donne sa renommée sur les planches, précisa son compagnon. Mais moi qui croyais que tu ne t'intéressais pas au kabuki !
— Je ne m'y intéresse pas, confirma le rônin en croisant les bras dans ses manches. Je suis juste curieux de ce kagema. Allez, approche un peu. Je voudrais voir ton visage de plus près.
Ce faisant, il agita la main, signifiant au garçon qu'il voulait l'examiner en détail.
Kairii se leva. Mais au lieu de s'avancer face à la grille, il quitta la pièce. Un concert de voix déçues s'élevèrent, puisque la grande majorité des badauds étaient venus pour le contempler. Ignorant les clameurs derrière lui, le garçon retourna la plaque portant son nom sur le tableau.
— Tu as un engagement ce soir ? lui demanda le patron en le croisant.
— Non. Mais j'en ai fini pour aujourd'hui. Je voudrais répéter pour demain, répondit Kairii d'une voix blasée.
— Bien, bien, fit le patron en se frottant les mains.
Le patron du Kikuya savait que les badauds qui venaient se rincer l'œil à la vitrine n'avaient pas les moyens de se payer le tayû de son établissement : il demandait à Yukigiku de s'y poster quelques minutes par jour seulement pour pousser les gens à s'arrêter, et à consommer des iroko plus abordables.
Cependant, alors que Yukigiku était déjà remonté, le rônin qui se trouvait devant la vitrine fit son apparition dans l'entrée.
—Patron !
Ce dernier accourut.
— Irasshaimase ! claironna-t-il en s'empressant. Entrez, entrez ! Qu'est-ce qu'il vous faut aujourd'hui ?
Son acolyte, qui était un habitué, servit d'intermédiaire.
— Mon camarade voudrait passer quelques heures en compagnie de votre Yukigiku, si c'est possible... Bien sûr, il comprendra tout à fait si ça ne l'est pas.
Le sourire du patron se figea.
— Yukigiku ? Vraiment ?
Le rônin le coupa.
— Oui. Ce garçon en kimono noir, avec la peau très pâle... Et ce regard intense. Celui qui lit le chinois.
Le patron éclata d'un rire embarrassé.
— C'est bien notre Yukigiku, confirma-t-il. Mais c'est un tayû, qui plus est très capricieux... Il n'accepte pas tout le monde.
Il se tourna vers l'habitué.
— Votre ami est il au courant des tarifs ? murmura-t-il.
L'homme hocha la tête.
— Il l'est. Et il est prêt à payer immédiatement si on le laisse passer la nuit avec ce garçon.
— La nuit !
C'était une somme astronomique. Le patron du Kikuya doutait fortement que ce samurai à l'air rude et négligé possède autant d'argent. Surtout, il s'inquiétait chaque fois qu'un nouveau client demandait à avoir Yukigiku. Le garçon était caractériel, on ne pouvait jamais savoir s'il allait accepter ou refuser de prendre un homme dans son lit. Le tayû n'était pas encore prévenu, il ne s'attendait pas à avoir un client ce soir... Contrarié ou poussé dans ses retranchements, il pouvait se montrer très violent.
Cependant, l'homme jeta brutalement une bourse pleine de taels sur le parquet.
— Donnez-moi votre ''chrysanthème de neige'', ordonna-t-il. Je paierai autant que nécessaire.
Son ton n'admettait pas de réplique. Le gars avait l'air de savoir y faire... C'était un samurai de grande taille, au physique et aux manières rudes et robustes. Il pouvait sans doute en remontrer à Yukigiku. Du reste, l'argent acheva de convaincre le patron. Il fit entrer le rônin, et envoya immédiatement sa femme prévenir le tayû. Elle savait lui parler, elle.
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