En remontant dans sa chambre, Kairii avait trouvé le jeune Iori endormi dans son futon. Il le borda, le regarda dormir quelques secondes. Puis, s'étant assuré de son sommeil paisible, il alla se poster au balcon pour fumer.

— Yuki-chan, lui parvint soudain la voix de la patronne derrière la porte. Tu as un client... Prépare-toi à le recevoir.

Kairii fronça les sourcils. Se dirigeant à grands pas vers la cloison, il l'ouvrit à la volée.

— Quoi ?

La femme le regarda, un peu apeurée.

— Un samurai vient de te demander, il veut passer la nuit avec toi... Tu as besoin d'aide pour les préparatifs ? Je peux t'envoyer Harumi.

Kairii secoua la tête.

— Ce n'est pas la peine. Je ne reçois pas de clients, ce soir.

— Il vient de payer plus d'une cinquantaine de ryô, rubis sur ongle... Tu ne peux pas le refuser. S'il te plait, Yuki-chan. Sois gentil... Si tu acceptes, tu auras droit à un congé spécial, et nous commanderons une montagne de ces gâteaux étrangers que tu aimes tant, rien que pour toi !

Kairii soupira. Il était sûr que c'était le samurai de tout à l'heure.

L'habilleur-coiffeur-maquilleur de l'établissement ne tarda pas à arriver à pas glissants et empressés, posant une grande boîte oblongue devant lui. Il en sortit un kimono en soie violette, orné de motif de flèches jaunes et vertes, qu'il posa sur le portant.

— Pourquoi ce kimono ? s'enquit Kairii, ses yeux froids se posant sur le tissu. J'ai déjà le mien.

— On a entendu le client se demander pourquoi vous ne portiez pas de kimono coloré, lui répondit Harumi. Le patron a donc décidé de vous faire porter celui-ci.

Kairii fronça les sourcils. Ce client s'annonçait comme une véritable épine dans le pied.

Pourtant, il se rendit aux bains, suivi par Harumi. Il n'avait pas vraiment le choix... Les deux mains sur le mur en bois, l'adolescent dut laisser l'habilleur lui nettoyer le fondement.

— Je peux le faire tout seul, grogna-t-il, jetant un oeil à l'homme accroupi derrière lui.

— Cela ira plus vite si je vous aide, répondit ce dernier. S'il vous plait, asseyez-vous dans la bassine.

Plus humilié que jamais, Kairii s'assit dans la cuvette d'eau chaude, y trempant son derrière. C'était la partie la moins désagréable de l'opération.

— Pourquoi tu restes planté là à me regarder ? lança-t-il avec humeur à l'habilleur en vissant sur lui un regard dangereux. Va préparer mon kimono.

Une fois retourné dans la chambre, Harumi l'aida à s'habiller en deux temps trois mouvements et ferma son obi, avant d'en tirer le gros nœud devant lui. Puis il rectifia sa coiffure, parfuma ses cheveux avec de l'huile de camélia, planta un peigne dans son chignon (les ornements pointus étaient interdits à Kairii) et y noua un mouchoir de soie violette. Kairii se laissait faire, se sentant comme une poupée soumise aux caprices d'un enfant exigeant. Enfin, l'habilleur regarda son visage.

— Pas besoin de blanc. Votre peau est déjà si pâle... Je vais juste vous mettre du rouge sur la bouche et au coin des yeux. Cela vous convient-il, Yukidayû-sama ? demanda-t-il en l'appelant par son titre honorifique.

— Qu'importe, murmura Kairii.

Il se fichait complètement de comment il allait apparaître à ce samurai. De toute façon, ce dernier venait pour lui planter son radis dans le derrière, pas pour commenter le raffinement de son kimono et de son maquillage. Je pourrais me rouler dans la boue que ce serait pareil, pensa-t-il tout en souhaitant pouvoir le faire.

Kairii grimaça lorsqu'il aperçut son reflet dans la glace. Il ressemblait à une poupée. Une subite envie le prit d'arracher ses ornements délicats, de les piétiner ou, mieux, de s'en servir pour crever les yeux du client.

— Souhaitez-vous que je vous aide à faire éclore votre fleur de chrysanthème ? finit par lui murmurer l'habilleur sans le regarder.

Kairii baissa les yeux sur le tatami, une expression butée sur le visage. Personne ne pouvait mesurer à quel point il haïssait ce mot. « Fleur de chrysanthème »... Alors que ce n'était qu'un anneau de chair, le sphincter permettant d'évacuer les excréments. Si fleur il y avait, il s'agissait d'un végétal puant, à la repoussante éclosion.

— C'est pas la peine, lâcha-t-il entre ses dents. Au pire, je le ferais moi-même.

— Êtes-vous sûr ? Ce samurai a l'air empressé... Ce n'est pas sûr qu'il vous laisse le temps. Et vous êtes si étroit...

— Je t'ai dit que ça allait, répliqua Kairii en lui jetant un regard noir.

La dernière chose qu'il voulait, c'était bien qu'un autre inconnu lui tripote les fesses.

— Kashikomarimasu, fit Harumi en saluant. C'est compris.

Avant de sortir, il posa une fiole d'huile de sésame, de la pommade d'ichibunori et le bôyaku, cet instrument détestable, sur la table. Le garçon conserva les yeux résolument éloignés des trois objets. La seule pensée que l'habilleur, ou qui que ce soit d'autre, puisse s'imaginer qu'il allait se badigeonner les fesses d'huile et de colle au poivre puis s'enfoncer ce truc dans l'anus de sa propre volonté le rendait fou de rage.

Lorsque l'habilleur fut parti, il ferma la cloison séparant la pièce en deux, laissant Iori dormir seul de l'autre côté. Des aides vinrent apporter le futon rouge et disposèrent coussins, couvertures, mouchoirs et paravent. Pendant ce temps, Kairii alla se poster de nouveau à sa place près de la fenêtre, rallumant les braises de sa pipe. Les derniers instants de calme avant plusieurs heures, où il allait être forcé de supporter une présence importune et des pratiques qu'il détestait.

Le samurai ne tarda pas à faire son entrée. Normalement, les clients étaient impressionnés – pour ne pas dire terrifiés – lorsqu'ils étaient mis en sa présence. Mais ce n'était pas le cas de cet homme. Entrant d'un pas fier et martial, soutenant le regard de Kairii sans ciller, il s'assit par terre, directement à la place d'honneur, avant de placer sa paire de sabre dans le tokonoma. Kairii laissa ses yeux traîner dessus, comme à chaque fois qu'il se trouvait en présence d'une arme.

Ce serait facile de m'emparer de ton sabre et de décoller ta tête avec... pensa-t-il. Tu ne te rendrais compte de rien.

Cependant, le samurai semblait tout ignorer des intentions meurtrières du garçon avec qui il s’apprêtait à passer la nuit. Le regardant droit dans les yeux, il se présenta.

— Je m'appelle Sakabe Hideki, rônin de Satsuma. Je suis actuellement en pourparlers pour intégrer le clan Maeda. De passage à la capitale, j'ai suivi la suggestion d'un ami pour aller passer du bon temps à Yushima. Vous autres iroko d'Edo êtes réputés dans tout le pays... Je voulais voir si cette réputation est justifiée.

Kairii le détesta immédiatement. Il comprit en un instant pourquoi son ami Taito haïssait les bushi, parce qu'il partagea ce sentiment avec une nette acuité. Irrité par l'arrogance du bonhomme, il décida de ne pas répondre à sa présentation. Comme il l'avait deviné, le rônin ne s'en offusqua pas. Il ne s'intéressait pas à lui. À ses yeux, les garçons comme lui n'étaient que de la viande, des pièces de boucherie.

Encore un qui ne comprend rien à la valeur de la vie, pensa Kairii en posant ses yeux clairs sur lui. Encore un qui est persuadé que sa petite existence est la seule juste... Est-ce que tu te rends compte que tu n'es rien, Sakabe Hideki ? Un grain de sable dans l'immensité de la mer.

— Tu es le grand acteur Yukigiku, n'est-ce pas ? embraya l'homme. Tout le monde parle de toi à Edo. Je n'y connais rien en théâtre et en musique, et je pense que les gens de cette ville accordent trop d'importance à ces passe-temps efféminés, mais il faut reconnaître que tu as une apparence peu banale. Tu ressembles à ce chat noir qu'il y avait dans ma maison natale, Kuro-chan... De quelle couleur sont tes yeux ?

Encore une comparaison féline et une remarque sur ses yeux... Quand est-ce qu'on allait enfin lui sortir quelque chose de nouveau ?

Kairii choisit de ne pas répondre à ces ennuyeux lieux communs. Autant en finir vite.

— Tu veux que je danse une partie du répertoire du Nakamura-za ? demanda-t-il de la même voix blasée et officielle qu'il utilisait depuis toujours pour faire étalage de son éventail de prestations.

— Je veux goûter à ta bouche et à ce petit goulot que tu as entre les jambes, répliqua le rônin. Et je veux que tu me parles plus respectueusement : tu règnes peut-être sur les putains, mais cette nuit, c'est moi ton seigneur et maître !

Le garçon ne répondit rien. Il se contenta de tirer une bouffée de tabac.

— Pose ça et viens là, ordonna Sakabe en tapotant le futon.

— Pourquoi avez-vous payé aussi cher pour m'avoir ? demanda Kairii sans bouger. Je coûte le triple d'un kagema ordinaire. Normalement, les clients veulent en avoir pour leur argent : ils me demandent de leur jouer des scènes célèbres.

— Je me fiche du kabuki, admit Sakabe. C'est pour ton visage singulier que je t'ai pris. Maintenant, arrête de discuter le bout de gras et viens poser tes fesses sur ce futon... Pendant que tu le peux encore !

Un sourire en coin apparut sur les lèvres de Kairii. Cet homme était bien prétentieux.

— Vous vous imaginez que passer la nuit avec vous m'empêchera de m'asseoir le lendemain ? Dans quelques heures, quand vous partirez, j'aurais tout oublié. En revanche, mon travail à moi, c'est de faire en sorte que vous, vous vous souveniez de la nuit passée ici comme quelque chose de spécial par rapport à ce que vous faites habituellement. Vous êtes sûr que vous voulez faire l'impasse sur les à côtés ? Je peux vous jouer un air au shamisen, si vous préférez.

Le rônin vissa sur Kairii un regard dangereux.

— Viens ici. Tout de suite.

Le jeune homme se leva. Dans un bruissement de kimono, il vint s'asseoir sur le futon, juste à côté de l'homme. Ce dernier passa immédiatement son bras autour de lui, posant sa main sur ses fesses.

— Tu es drôlement grand, observa-t-il.

C'était presque un reproche.

Avec sa main libre, il explora son visage. Ses doigts touchèrent la peau de Kairii.

— Tu ne portes pas de poudre de riz... Je n'ai jamais vu une peau aussi pâle naturellement. Et aussi froide. On dirait une peau de serpent blanc.

Un serpent, maintenant.

Kairii ne répondit rien. Ses yeux aigus étaient posés sur Sakabe, observant ses moindres gestes.

— Quels yeux tu as... J'ai jamais vu ça non plus. C'est ça qui m'a frappé en bas : en te voyant dans l'ombre, si pâle dans ce kimono noir, avec ces yeux perçants, je me suis demandé si je n'avais pas une vision... Pourquoi tu t'es changé ?

— Le patron a dû vous entendre demander pourquoi je portais du noir, alors il m'a fait mettre un kimono violet, répondit Kairii. Il a juste voulu vous satisfaire.

L'homme effleura ses lèvres de ses doigts.

—Et toi, tu vas me satisfaire ?

— Je fais ce qu'on me demande dans la mesure de mes moyens. Ni plus, ni moins.

Le rônin se pencha pour l'embrasser. Il prit ses lèvres de force, forçant sa langue dans sa bouche. Son menton mal rasé piqua Kairii, mais il n'en montra rien.

L'homme avait déjà commencé à se caresser. Il défit son kimono, sortant son sexe érigé de son fundoshi. Kairii ne montra aucune émotion devant l'épaisseur de l'instrument : il resta de marbre.

— Tu as rarement vu aussi gros, pas vrai ? sourit l'homme. J'ai fait pleurer plus d'un jeune garçon avec ça !

— Dommage que je ne sois plus si jeune, et que je ne pleure pas, remarqua Kairii avec un sourire suave, posant sa joue sur sa main.

— Tu ne pleures pas ? C'est ce qu'on va voir.

— On ne vous l'as pas dit en bas ? Je ne sais pas pleurer. Je ne sais pas rire non plus, d'ailleurs.

L'insulte était à peine déguisée. Mais l'homme ne la releva pas. Portant sa main au visage de Kairii, il passa son pouce sur ses lèvres vermeilles.

— Jolie bouche... Et contrairement aux mots qui en sortent, douce comme la soie. Est-ce que ta langue est agile ?

— Je ne sais pas. En revanche, j'ai les dents pointues et dures comme le diamant.

Kairii se souvint avec satisfaction de la fois où il avait arraché le gland de cet homme stupide qui l'avait forcé à le sucer. C'était l'un des rares souvenirs plaisants qu'il avait de son expérience de kagema.

— Je veux que tu la prennes dans ta bouche, souffla le rônin. Jusque dans la gorge.

Kairii soupira.

— On ne vous a vraiment rien dit sur moi, hein ?

— Qu'est-ce qu'il y a à savoir ? demanda abruptement le samurai, de plus en plus excité.

— Je ne pratique pas ce genre de service. La dernière fois qu'on m'a forcé à le faire... Et bien, le futon, les tatamis et les fusuma ont dû être changés. Dommage, d'ailleurs. C'était magnifique, tout ce rouge, ironisa Kairii.

Le rônin le fixa, une légère grimace sur les lèvres.

— Tu lui as arraché le pénis avec les dents ? demanda-t-il, incrédule.

— Rien n'oblige un kagema à sucer un client. Cela ne fait pas partie du menu. Certains le font, mais c'est une largesse réservée aux meilleurs danna. Et moi en tout cas, je ne le fais pas.

— Pourquoi ? murmura Sakabe, les prunelles en feu et la voix habitée.

Kairii vissa son regard sur lui.

— J'ai pas envie de faire plaisir aux clients, répondit-il froidement. Moins j'en ai, mieux je me porte.

Le samurai le contempla en silence. Se méprenant sur les intentions du jeune prostitué, il crut déceler dans sa phrase un message à portée élitiste et sélective. Enfin un garçon sincère, pensa-t-il, fasciné.

— Pourrais-je obtenir ce service un jour ? insista Sakabe en se pressant contre lui. Devenir proche de toi ?

— Non. Ça n'arrivera jamais, répondit Kairii sans sourire.

Il reprit sa pipe, dans l'idée de fumer. Mais l'homme lui fit signe de s'allonger sur le matelas. Là, il commença à le déshabiller, s'acharnant sur le nœud élaboré de sa ceinture.

— Pourquoi faut-il que tu portes des kimonos si compliqués... ! rugit-il avec impatience.

Kairii soupira. Il se demandait vraiment pourquoi cet homme avait tant insisté pour l'avoir, lui.

— C'est le type de kimono que portent les tayû. Si vous en vouliez un plus simple, il fallait prendre un garçon moins cher, lui fit-il remarquer en étouffant un bâillement.

— Déshabille-toi, ordonna Sakabe en abdiquant. Vite !

Kairii le regarda.

— Entièrement ?

— Tu peux garder ton kimono sur tes épaules, si tu as froid. Après tout, tu n'as pas tort, vu le prix que j'ai payé pour t'avoir, autant conserver une partie de l'emballage !