La révolte du poulet frit
Une fois Kairii remis de ses blessures, on annonça officiellement que Iori allait entrer en apprentissage auprès de Yukigiku, pour devenir acteur. Les autres kagema reçurent la nouvelle avec surprise et incrédulité.
— Acteur ? Mais il n'a aucun talent pour la musique ! s'exclama t-on.
— Il ne danse pas très bien non plus, fit remarquer un autre.
— Il est maladroit et pas très malin ! dit-on encore.
Kairii ignora toutes ces mauvaises langues. Il passa la journée à recevoir les vœux crispés de ses camarades, un léger sourire de satisfaction aux lèvres, alors que Iori se tenait à ses côtés. L'enfant, qui avait reçu le nom de Koyuki pour souligner son lien avec le tayû, s'inclinait profondément devant chaque visiteur, avec qui il échangeait des cadeaux.
— Veuillez être bon avec moi, murmurait-il à chaque fois, poussant les paquets que la direction avait préparé pour les clients.
— Quel adorable enfant, fit l'un d'eux. Est-ce que quelqu'un a déjà parlé de son mizusage ?
— Il ne sait même pas encore jouer un seul morceau au shamisen ou danser quoi que ce soit, répliqua vertement Kairii. Le mizusage, ce n'est pas à l'ordre du jour.
— Il aura douze ans l'an prochain, statua le patron gaiement. D'ici là, j'imagine que Yukigiku lui aura appris les rudiments du métier. Notre tayû est aussi exigeant qu'intraitable : je sais qu'il fera de son mieux pour faire de Koyuki le meilleur artiste du district ! On pourra alors envisager son initiation.
— Lorsque ce moment viendra, parlez m'en, fit le client avec suffisance, persuadé de faire une largesse. Mais n'attendez pas trop : il vaut mieux qu'ils soient jeunes, pour ça.
Les patrons, qui se tenaient à la droite de Kairii et de son nouvel apprenti, remercièrent chaudement. Le tayû, quant à lui, jeta un regard meurtrier au client qui s'en allait.
Après la petite fête qui fut donnée dans la soirée, le jeune Iori, qui avait entendu parler de ça toute la journée, se tourna vers son grand-frère. Ce dernier fumait à la fenêtre, soulagé d'être enfin tranquille.
— Grand-frère, comment s'est passé votre mizusage ?
Surpris par la question encore plus que par le ton soudain formel de son apprenti, Kairii fronça les sourcils. Le garçon ne pouvait voir son visage, parce qu'il regardait à l'extérieur.
— Je ne m'en souviens pas, mentit-il en réponse. Mais c'était loin d'être un moment agréable.
C'était l'un des pires de ma vie, pensa t-il à part lui.
— Vous aviez mon âge, n'est-ce pas ?
Kairii garda le silence un moment.
— Non, finit-il par répondre. J'étais plus vieux. Je ne suis entré dans ce commerce que récemment... Jusqu'ici, j'étais libre. Enfin, plus ou moins.
Le joli visage de Iori afficha un air étonné.
— Vraiment ? À quel âge avez-vous commencé ? Que faisiez-vous avant ? On ne m'a jamais rien raconté sur vous, grand-frère, personne ne sait rien à votre sujet !
Kairii ignora la remarque. Il se voyait mal raconter à un gamin de onze ans comment, au terme d'une lutte acharnée, il avait été assommé, ligoté solidement alors qu'il était à moitié inconscient, puis méthodiquement violé dans une mare de son propre sang, juste quelques mois auparavant.
— Grand-frère…, hésita Iori. Est-ce douloureux ?
Kairii continua de regarder la rue.
— Oui. Très douloureux.
Et très humiliant, eut-il envie d'ajouter. En fait, c'est presque la pire chose qu'il puisse t'arriver.
— Y a t-il un moyen de faire passer la douleur ? demanda le garçon avec anxiété.
— Non, fit Kairii en se levant. Tu supportes, et c'est tout. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. C'est pas très long.
Il garda pour lui que, dans son échelle des douleurs, celle du coït anal non consenti était de loin la pire. Depuis le début de sa carrière, il avait été coupé au sabre, s’était cassé des os, et même été brûlé vif. Mais aucune de ces atteintes physiques n'étaient comparables, selon lui, à ce qu'on ressentait lorsque quelqu'un vous pénétrait le rectum après vous avoir mis dans l'incapacité de vous défendre.
Kairii soupira. Il n'allait pas rester ici toute sa vie... Il allait trouver une solution. Il y en avait toujours une... Les mauvais moments finissent par passer. Après la pluie, le soleil revient toujours.
— Fais-voir ce que tu as eu, fit-il en s'agenouillant près du petit, chassant toutes ces mauvaises pensées de son cerveau.
Le garçon releva les yeux sur l'adolescent.
— Je peux regarder ?
Kairii hocha la tête.
— Oui. Ouvre tes cadeaux.
Il s'accroupit, les coudes sur les genoux, pour regarder ce que Iori avait reçu alors que ce dernier déballait les présents.
Parmi les peignes, les piques à cheveux, les pinceaux et autres accessoires de théâtre, il se trouvait un plectre de shamisen en ivoire, un nécessaire à écrire de bonne qualité et un livre. Iori voulut tout de suite offrir le plectre, qui était le cadeau le plus coûteux, à son maître, mais Kairii n'avait d'yeux que pour le livre.
— Montre un peu ce que c'est, fit-il en le prenant.
Images de printemps au jardin des pruniers, disait la couverture. Kairii commença à le feuilleter, Iori regardant par dessus son coude.
— De quoi ça parle ? demanda t-il curieux.
Kairii garda le même visage inexpressif en découvrant les images de jeunes garçons au lit avec des hommes. Mais au fond, il était révolté.
— C'est un manuel érotique à l'attention des kagema, fit-il en le refermant. Pour t'apprendre le métier.
Iori écarquilla les yeux.
— C'est vrai ?
Kairii poussa le livre vers lui.
— Regarde par toi-même.
Le garçon regarda à son tour, mais il referma vite le livre. Kairii constata que ses joues avaient rosi.
— Pourquoi tu rougis ? lui demanda-t-il.
Iori le regarda timidement.
— Pour rien, grand-frère, répondit-il, embarrassé par le ton et le regard du tayû.
— Tu trouves qu'il y a matière à rougir ? C'est pourtant ce qui va t'arriver bientôt, continua celui-ci, impitoyable.
— Je le sais, mais...
— Mais quoi ?
— C'est l'idée de devenir comme vous, vous qui êtes si talentueux et si beau... Est-ce que je vais vraiment y arriver ? fit l'enfant en relevant vers lui ses grands yeux.
Kairii soupira, agacé. Comme lui... À croire que son identité était définitivement devenue celle d'un prostitué ! Il sortit sa pipe de sa manche et l'alluma.
— Que tu y arrives ou pas, de toute façon, ils te forceront, dit-il cruellement.
Pendant une demi-seconde, il se rappela comment on l'avait forcé, lui, à subir le martyre encore et encore.
Le garçon baissa la tête.
— Il paraît que les apprentis ne sont plus vraiment vierges au moment du mizusage…, hasarda t-il.
— Comment ça ? demanda abruptement Kairii.
Iori bafouilla. Il disait juste cela sans intention particulière... Si ce n'est celle de faire passer un certain message à son « grand-frère ».
Kairii le regarda un moment. Puis il se leva : c'était l'heure pour Iori d'aller se faire coiffer.
En sortant de chez le coiffeur, avec sa frange séparée au milieu et ses cheveux égalisés aux oreilles, Iori avait l'air d'un véritable chigo. Kairii fronça les sourcils en constatant à quel point le garçon était joli. Dans la rue, leur procession attira des regards admiratifs.
— Regardez, c'est le tayû du Kikuya et son apprenti.
— Qu'ils sont beaux ! On dirait deux véritables frères !
Kairii retourna au Kikuya, le visage morose, sans répondre aux encouragements et félicitations des employés qui les attendaient.
— Dépêche-toi de rentrer, murmura-t-il à Iori en le poussant à l'intérieur avec rudesse. Ne reste pas trop dehors, tout le monde te voit.
— N'est-ce pas le but, grand-frère ? osa lui répondre Iori.
Furieux, Kairii lui retourna un soufflon du revers de la main.
— Tous ces hommes, dehors, sont déjà en train de mettre des enchères sur ta virginité, lui apprit-il sévèrement. Si je te laissais tout seul, tout beau et tout frais, tu ne ferais pas long feu, crois-moi ! On t'attraperait dans un coin, et si tu nous reviens, ce sera tout chiffonné, ensanglanté et pleurant. Alors ne fais pas le fier. Cette procession, c'est la même chose que la présentation des anguilles à la fête de l’été, avant qu'elles ne passent sous le couteau du poissonnier. Ne te laisse pas abuser, et garde les deux yeux ouverts.
Iori fixa son grand-frère, choqué. C'était la première fois que ce dernier se montrait méchant avec lui.
Le petit garçon, ainsi que les autres pensionnaires du Kikuya, se rendirent rapidement compte que le comportement de Kairii envers lui avait changé, maintenant qu'il était devenu son « grand-frère ». Pour la plupart, c'était normal. Le jeune tayû engageait sa responsabilité et sa réputation dans la formation du garçon. Pour d'autres, devenir le « grand-frère » de Iori était une opportunité pour le cruel Yukigiku de se faire un souffre-douleur à moindres frais... « Il le couve comme un aigle ses petits », disait la patronne. « Il fait ses griffes dessus... », murmuraient d'autres.
Iori lui-même s'était remis à craindre le tayû. Il partageait son lit, et contrairement à ce qu'il s'était imaginé, Yukigiku le laissait tranquille la nuit. Il lui donnait toujours la meilleure part de ses repas, et le laissait manger avant lui. Mais il ne lui laissait plus aucune autonomie. Tous les jours, Iori devait rester dans ses appartements à l'attendre. Lorsqu'il avait un client, il était relégué dans la pièce d'à côté. Yukigiku lui interdisait de regarder. Il lui avait également confisqué son livre. Il refusait de répondre à ses questions concrètes sur le métier... Et il ne lui avait toujours rien appris. Inquiet, le garçon se demandait s'il serait capable de devenir kagema un jour.
Pour Kairii également, le changement étant grand. Il avait désormais quelqu'un d'autre que lui à s'occuper. Cette nouvelle mission donnait un nouveau sens à son existence solitaire, surtout maintenant que Taito n'était plus là. Mais c'était également une source de stress et d'inquiétude. Enfin, de découvertes choquantes.
Dès le premier soir où Iori lui fut confié, Kairii eut la surprise de voir l'enfant venir le trouver après le bain, alors qu'il se détendait en fumant et en buvant du saké. Comme tous les apprentis kagema, Iori se couchait tard, mais Kairii le croyait déjà au lit.
— Eh bien ? demanda-t-il en le voyant arriver, bizarrement honteux. Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
— Je voudrais aller me coucher, grand-frère... Mais avant cela, j'ai besoin que vous m'aidiez avec le bâton médicinal... Je n'arrive pas à le faire entrer tout seul, lui avoua l'enfant en rougissant.
Kairii le regarda, les yeux légèrement agrandis.
— Le bâton médicinal ? demanda-t-il à voix basse. Qu'est-ce que tu veux faire avec ce truc ?
Iori lui tendit une boîte en paulownia.
— Je dors avec toutes les nuits, expliqua t-il, on me l'a donné pour mes neuf ans en m'expliquant que j'allais devenir kagema. Mais normalement, quelqu'un me le met avant d'aller au lit. C'est à vous de le faire, maintenant...
La boîte contenait un phallus de bois à peine plus petit que ceux qu'on l'avait forcé à porter. Luttant pour ne pas montrer sa révolte, Kairii referma la boîte et la poussa sur le côté.
— Tu n'en as plus besoin, à présent, statua t-il rapidement. Allez, va te coucher.
L'enfant le regarda, perplexe.
— Mais... Si je ne le porte pas, mon mizusage sera encore plus douloureux... Et je ne deviendrais pas un bon kagema... C'est ce qu'on m'a dit...
Cette fois, Kairii le regarda d'un air sévère.
— J'ai dit que tu n'en avais pas besoin. Tu discutes ce que je te dis, maintenant ? Va te coucher. Tout de suite !
Le petit garçon repartit dans la pièce à côté. Kairii le vit s'enduire le visage d'une lotion blanchissante, soigneusement, puis tirer son nez vers l'avant entre deux doigts.
Il apprit plus tard que la plupart des kagema avaient reçu une « formation » de leurs propres parents ou souteneurs dès l'âge de neuf ans : on leur enduisait le visage de lotion blanchissante toutes les nuits, on les forçait à porter un phallus endui d'huile de funori pendant qu'ils dormaient, et certains leur attachaient même les joues entre des planchettes pour leur faire avoir un visage plus « étroit » et un nez « haut ». Ces garçons n'avaient en outre jamais mangé de poulet frit, de poisson ou de coquillage : réputés pour sentir fort, ces aliments leurs étaient interdits.
Dès qu'il sut cela, Kairii descendit voir la patronne pour lui demander à ce qu'on lui serve du poulet frit à son prochain repas. Le visage contrarié de la femme confirma ce que lui avait raconté Iori.
— Ça te donnera des boutons, Yuki-chan, gémit-elle en caressant sa joue. Regarde cette belle peau au grain serré et velouté que tu as... Mottainai !
Kairii chassa sa main d'un revers de la sienne.
— J'en ai marre de manger de la racine de bardane bouillie et du riz complet tous les jours, grinça t-il. Je veux de la viande. Si vous ne m'en donnez pas, je pars en chercher dans le quartier des équarrisseurs dès maintenant.
La geisha frissonna. Un tayû de première classe qui allait se compromettre dans une boucherie, parmi les burakumin, les parias et les « non-humains » ! C'était impensable. Elle finit par céder, à condition qu'il ne le montre pas aux autres kagema.
Kairii ignora son avis. Il consomma les fritures au vu et au su de tout le monde, et en donna même à Iori.
— Tiens, mange, fit-il en poussant le plat vers lui.
— Qu'est-ce que c'est, grand-frère ? demanda le garçon en relevant un visage confiant vers Kairii.
— Du poulet, répondit ce dernier en croquant dans un pilon. Tu vas voir, c'est délicieux.
Iori lâcha immédiatement le plat. On lui avait toujours formellement interdit de manger du poulet.
— Allez, mange, insista Kairii avec humeur. Ça ne te fera pas pousser des ailes et des plumes aux fesses !
Sa remarque fit rire l'un des kagema.
— Le tayû est encore en train de maltraiter son apprenti... Mais c'est bien vrai ce qu'il dit ! fit-il en piochant dans le plat.
Ce geste poussa les autres à en faire autant. À la fin de la journée, tous les garçons, y compris Iori, s'étaient empiffrés de poulet frit, et ils exigèrent d'en avoir régulièrement. Face à cette révolte, les patrons durent ajouter le poulet frit au menu.
— Ce Yukigiku, confia la patron à sa femme, il va nous faire mettre la clé sous la porte ! Il pousse les kagema à désobéir et à se rebeller.
— Mais non, penses-tu ! lui répondit la geisha. Les autres sont trop froussards pour suivre son exemple. Ils ont obtenu du poulet, soit. Ça ne les empêchera pas de continuer à travailler. Au contraire, même.
— Je te dis, ce Yukigiku, c'est comme ces éphèbes vaguement démoniaques qui apparaissent de nulle part en période de trouble pour semer le désordre et la zizanie, gémit le patron. Tiens, j'ai entendu dire que la dernière révolte à Ôsaka avait été menée par un de ces jeunes, qui poussait la foule à la déraison en la faisant tomber sous son charme magique !
— Tu écoutes trop ce que racontent les gens, le morigéna sa femme.
Kairii entendit les soupçons que le patron avait à son égard. Il avait gagné la femme à sa cause, mais il avait besoin que le mari lui soit soumis également.
Il était aisé pour lui de remarquer que, même s'il était attiré par lui, le patron l'appréciait peu. Il restait mielleux devant lui par peur, craignant le regard, les paroles ou les actes de Yukigiku dont l'attitude froide et fière l'impressionnait. Kairii le trouvait particulièrement lâche.
Or, plus encore que la stupidité ou la cruauté, la lâcheté était une caractéristique envers laquelle il avait très peu de patience.
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