La Grande Takao
Kairii guérit vite de sa blessure. Lui qui déjà avait peu de clients s'était trouvé particulièrement oisif pendant sa convalescence, qu'il avait passé, sitôt qu'il fut capable de se lever, à boire, fumer et jouer aux cartes avec la patronne, qui elle aussi, n'avait souvent rien de mieux à faire de ses journées. En tant que femme, elle s'occupait peu des kagema. S'étant rendu compte de la chance au jeu de Kairii, qui trichait allégrement, elle décida de l'emmener avec elle dans quelques tripots situés en dehors de Yushima, déguisé en commis de commerce.
— J'emmène Yuki avec moi, annonça-t-elle à son mari la première fois, au grand dam de Kairii qui comptait mettre à profit cette chance pour s'enfuir. Pour qu'il me serve de garde du corps.
Le patron accepta de mauvaise grâce. Mais effectivement, Yukigiku, violent et intimidant comme il était, était tout désigné pour cette tâche.
— N'oublie pas qu'il vaut un paquet d'argent, lui rappela-t-il tout de même. Ne le laisse pas s'enfuir ou être abîmé. On a eu de la chance, la dernière fois ! Yuki, si tu tentes encore de t'échapper, tu sais ce qu'on fera. Cette fois, je ne me montrerai pas si magnanime !
Kairii jeta un regard sombre au patron. Ce dernier avait parfaitement compris l'ascendant que les Otsuki avaient sur lui.
La patronne avait fait revêtir à Kairii un kimono aux motifs simples et virils, qui faisait paraître son kagema moins androgyne et plus âgé. Elle le présenta à ses connaissances du milieu du jeu comme « Kagero, son nouveau commis ».
— Un jeune homme aussi beau, osa observer un vieil homme, c'est dommage qu'il ne soit pas kagema ! C'est une perte de gains que vous faites là, Teruko.
— Nous avons déjà Yukigiku, répliqua la femme en poussant Kairii devant elle. Pas besoin d'autre kagema ! Non, Kage-kun a une autre qualité : c'est un chat d'argent. Il est rusé et observateur, et surtout, il a une chance insolente au jeu ! Vous allez voir.
Les joueurs se rendirent rapidement compte que la patronne du Kikuya disait vrai. Kagero portait chance. Se penchant sur elle pendant les mises, il lui soufflait à l'oreille ce qu'il fallait parier. Le charme ténébreux du jeune homme finit par remonter jusqu'à une joueuse qui misait gros : la courtisane Takao, favorite du jeune shogun, qui vint d'elle-même voir ce Kagero qui raflait l'intégralité des biens.
— C'est toi qui gagnes tout ? fit-elle en arrivant devant lui. À croire que tu utilises les charmes et la magie noire !
Kairii posa son regard froid sur la jeune femme. Comme toutes les joueuses, elle portait son kimono largement ouvert sur un dos tatoué et des seins bandés. Il ne se douta pas un seul instant qu'elle était une courtisane renommée, qui faisait le même métier que lui.
— Parie pour moi, et je ferais de toi un homme riche, lui proposa-t-elle.
Mais la patronne du Kikuya intervint. S'excusant platement, elle renvoya Kairii au quartier réservé.
— Maintenant qu'elle t'a remarqué, tu ne peux plus y aller, regretta-t-elle. C'était la grande Takao, la favorite du shogun. Elle se paye parfois des acteurs de grande renommée à Yushima : si elle te croise dans une fête et se rend compte qu'on lui a menti, on coure un gros risque. Heureusement, elle n'aime que les hommes dans la force de l'âge, il n'y a donc aucune chance pour qu'elle vienne ici un jour.
Malheureusement, son souteneur, un amateur de garçons qui avait aperçu Kairii un jour sur scène, décida d'envoyer sa courtisane la plus renommée au Kikuya dans le but de lui faire rencontrer Yukigiku, dont il espérait qu'elle porterait l'enfant. Tous les enfants naissant pendant la période de contrat des courtisans avec une okiya leur appartenant, il espérait produire la plus belle courtisane des vingt prochaines années pour assurer ses vieux jours. Il attendit donc que sa courtisane soit dans sa période la plus fertile et paya grassement le Kikuya pour qu'on lui réserve Yukigiku, après lui avoir fait consommer des mets aphrodisiaques.
Mais Kairii comme Takao comprirent parfaitement ce qui se tramait, et une fois mis en présence l'un de l'autre et laissés seuls, ils refusèrent de se toucher.
— Je ne te laisserais pas me toucher, le prévint la courtisane qui l'attendait derrière un paravent. Je n'ai aucune envie de coucher avec toi.
Kairii s'arrêta en face d'elle.
— Moi non plus, répliqua-t-il en croisant ses bras dans ses manches.
La courtisane lui accorda enfin un regard.
— Tu es ce jeune commis qui parie pour le Kikuya lors des jeux de dés, observa-t-elle avec un léger sourire. Je me doutais bien que tu cachais quelque chose de louche !
Kairii s'agenouilla en face d'elle.
— C'est ça. Si tu gardes le secret, je tairais le fait que tu as refusé de coucher avec moi. Sinon, je le dirais, et tu seras livrée à un nouveau mâle reproducteur, peut-être moins bien disposé que moi.
Takao cacha son sourire derrière son éventail.
— Ne t'inquiète pas. Je ne dirais rien.
Kairii convint d'un arrangement avec Takao : tous les deux feraient semblant de satisfaire la demande du souteneur de la courtisane, ce qui leur permettrait d'avoir un peu de temps libre. Lorsque Takao était envoyée à Yushima dans le but de concevoir un enfant, elle passait en réalité son temps chez son amant, un acteur renommé plus âgé que Kairii, et ce dernier pouvait jouir d'une soirée et d'une nuit entière à faire ce qu'il voulait. Grâce à Takao, Kairii évite des passes, et grâce à lui, Takao peut s'enfuir par la balustrade ou une porte de service pour rejoindre son amant : il arrivait même qu'elle le recevoive, déguisée en commis, au Kikuya, pendant que Kairii fumait et buvait dans la pièce d'à côté. En outre, la courtisane payait grassement le jeune homme en guise de remerciements pour sa coopération, et grâce à cela, Kairii put amasser en secret un petit pécule, qu'il dissimula dans le plancher du sanctuaire Beni hime Inari voisin.
Malheureusement, au bout de quelques mois de ce régime, s'apercevant que la jeune femme ne tombait pas enceinte, le souteneur arrêta de l'envoyer au Kikuya, arguant que Yukigiku était stérile. Cette rumeur lança le début de la carrière de Yukigiku auprès de la clientèle féminine : sachant qu'elles ne risquaient pas une énième grossesse non désirée, les femmes se mirent à demander le jeune homme, ainsi que les jeunes filles qui désiraient acquérir une expérience avant le mariage.
La plupart du temps et quand il le pouvait, Kairii s'arrangeait avec la clientèle pour éviter d'avoir de véritables rapports sexuels. Avec les jeunes filles vierges, c'était facile : il suffisait de les convaincre que l'acte était douloureux, argument auquel elles cédaient d'autant plus facilement qu'elles étaient souvent bien envoyées au bordel de garçons par leur mère. Certaines, qui avaient des buts d'élévations sociales par le mariage de leur fille, souhaitaient faire de ces dernières des expertes dans les arts amoureux afin qu'elles soient à même d'évincer leurs rivales dans les puissantes familles au sein desquelles on les envoyait comme concubines. Les kagema étant considérés comme experts en sexualité masculine, c'était auprès d'eux qu'on les envoyait. Kairii en fit l'expérience bien vite. Un soir, alors qu'il revenait du théâtre, le patron vint le trouver. Il affichait l'air ennuyé qu'il avait toujours lorsqu'il avait à annoncer une mauvaise nouvelle à son tayû.
— Une cliente t'a demandé, ce soir, lui murmura-t-il. Tu te sens capable de t'en occuper ?
Kairii le regarda froidement.
— Pourquoi ne le pourrais-je pas ?
Le patron se frotta le crâne, gêné.
— Ha ha... Oui, c'est vrai...
Le tayû lui jeta un dernier regard, puis il remonta dans sa chambre.
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