Pouvoir obscur
On retrouva le corps sans vie de Kikutarô le lendemain matin. Pour le Kikuya, c'était une série noire.
— Le malheur s'acharne sur nous ! s'écria la patronne. Il faut faire une offrande au sanctuaire Tenjin pour qu'on nous révèle quelle offense nous avons pu commettre envers les dieux.
— Il semblerait que nous soyons la cible d'une malédiction, en effet, constata le patron. Peut-être un renard malveillant, un fantôme, ou quelque mauvais esprit. Le dieu Kôshin, peut-être. Je crois que j'ai oublié de faire venir le maître des rituels pour les rites de purification le mois dernier…
La rapacité du patron, qui refusait de dépenser un sou de plus que prévu, était bien connue. Ce manquement aux usages – le maître des rituels devait passer une fois par an dans les commerces comme les maisons – amena un murmure de mécontentement chez les kagema.
Tous les regards se tournèrent vers le tayû, qui se tenait adossé contre le pilier, en retrait. Tout juste revenu de chez le coiffeur, il regardait le corps du garçon, les bras croisés dans son kimono noir et le visage parfaitement neutre devant l'horrible vue.
— C'est lui, entendit-il murmurer. Il nous jette des malédictions à la figure... Depuis qu'il est là, les coups durs s'enchainent.
Personne n'était encore nommé, mais tout le monde savait de qui il s'agissait. Yukigiku... Sa réputation de « renard » était bien établie.
— Je l'ai entendu dire à son apprenti qu'il serait mort avant la prochaine lune, s'il sortait sans lui, chuchota un autre kagema. Pas de doute, il cherche à éliminer la concurrence ! Iori comme Tarô devenaient populaires...
— Il porte malheur... Le mauvais œil...
Un claquement de mains vif dissipa toutes ces rumeurs.
— Voyons, voyons ! s'écria le patron. Au contraire, notre cher Yuki nous a amené la fortune. Notre maison est désormais la plus prospère de Yushima ! Bon, quelqu'un doit s'occuper de ce corps. Je vais prévenir les dôshin.
— Je m'en occupe, moi, s'avança alors Kairii. Je viens d'une famille versée dans les rituels. Je connais les prières pour les morts, je sais ce qu'il faut faire. Donnez-moi une escorte pour porter le cadavre jusqu'à la plaine de Sendagaya.
— Évidemment, s'écria-t-on. Il vient d'une famille versée dans la sorcellerie... Des manipulateurs d'animaux maléfiques, sûrement ! Il paraît qu'il existe de telles lignées maudites de kitôshi qui se spécialisent dans ces horreurs, dans l'Ouest. D'ailleurs, qui nous dit qu'il est vraiment humain, avec ce physique de bakemono ? Les démons et les renards se changent en belles personnes pour tromper les hommes de bien ! Il suffira qu'on découvre sa queue ou ses moustaches, et il disparaitra dans un nuage de fumée, vous verrez !
Kairii éclata de rire. Il n'avait pas pu s'en empêcher. Tous les regards se posèrent sur lui, médusés. Personne ne l'avait jamais vu aussi hilare, et en dévoilant ses dents carnassières, son rire n'avait rien de rassurant.
— Si je pouvais me changer en animal, leur dit-il, j'en profiterais pour bouffer les clients... Et vous, par la même occasion, ânes bâtés que vous êtes. Quant à éliminer la concurrence... Si je vous considérais comme une menace, vous seriez déjà tous morts !
— Voyez, encore des malédictions ! pesta Naogiku. C'est lui qui a tué Iori et Tarô, c'est évident !
Kairii lui répondit par un sourire mielleux. La tension s'élevant, le patron se décida à intervenir.
— La paix, vous autres ! Nous avons un mort sur les bras. Ce garçon s'est suicidé, c'est une chose qui arrive ! Maintenant, nous devons nous occuper du corps. Qui est volontaire pour le transporter, à part Yuki ? Personne ? Bien, c'est donc lui qui le fera !
— Il doit l'emmener au temple Kôfuku-ji, précisa la patronne, et demander une crémation. Sans ça, on s'attirera la malédiction de l'âme du mort...
Le sang de Kairii ne fit qu'un tour. Il avait compté sur l'avarice des patrons, mais la superstition était plus forte.
— Je ne crois pas que la crémation soit une bonne idée, dit-il rapidement. En outre, il va falloir payer une forte somme pour obtenir des moines qu'ils acceptent le corps d'un prostitué... Il vaudrait mieux le laisser à Sendagaya. Je vous ai dit que mon père était devenu kitôshi, après avoir été déchu de son statut de samurai : je sais faire le rite du feu. Je le ferais pour Tarô.
Le patron le regarda un moment. Puis il agita la main.
— Bien bien, je te laisse t'en charger, Yukigiku.
— Il doit vouloir trafiquer quelque obscur projet avec le corps... murmura-t-on. Un truc lié à la magie noire. Ou alors, il veut vraiment le manger !
— C'est un renard, je vous dis... Les renards récupèrent leurs forces magiques en mangeant le foie des gens.
On fit taire les critiques. Aidé de deux serviteurs, Yukigiku quitta Yushima avec le corps et un chargement de rondins de bois. Pour le faire sortir du quartier réservé, on lui avait fait revêtir un kimono de travailleur en coton rugueux, et ses cheveux cirés et noués en chignon Shimada étaient soigneusement recouverts d'un foulard blanc.
Le cadavre fut déposé parmi les hautes herbes de Sendagaya. Kairii demanda à ce qu'on le laisse seul, pour effectuer les rites.
— Ce sont des mantras secrets, expliqua-t-il. Je ne peux pas les réciter devant des non-initiés : ça vous tuerait sur le champ. Allez m'attendre à la sortie du cimetière.
Les deux serviteurs se regardèrent. La direction faisait une confiance aveugle à ce Yukigiku, mais c'est vrai que son comportement était louche... Les kagema racontaient qu'il avait usé d'un pouvoir obscur transmis dans les lignées de tsuki-mono suji pour influencer les patrons et les soumettre à sa volonté. C'était sans doute vrai... D'un autre côté, la nuit tombait, et les deux hommes n'avaient aucune intention de s'attarder avec le cadavre frais d'un suicidé dans cet endroit sinistre, où des ossements humains étaient encore visibles parmi les hautes herbes, entre deux tertres funéraires et des stupas désolés. Le tayû, avec sa peau blafarde et ses yeux qui brillaient d'une lueur maléfique, avait acquis une aura encore plus surnaturelle dans ce décor... Nul doute qu'il n'allait pas tarder à montrer son véritable visage.
— Viens, allons-nous-en, murmura l'un des hommes à son camarade alors qu'une bourrasque venait de soulever le drap qui recouvrait le corps.
Inutile de rester plus longtemps.
Kairii entassa les bûches lorsqu'ils furent partis et y mit le feu. Il savait que les deux serviteurs attendaient qu'il soit entièrement consumé pour voir réapparaitre le tayû. Il avait tout ce temps pour attendre que Tarô se réveille.
Ce dernier finit par ouvrir les yeux. Il aperçut la silhouette du tayû de dos, assis devant un brasier, en train de fumer. Autour de lui, tout était noir. Il faisait froid... Il était couché dans l'herbe. Ses doigts accrochèrent quelque chose de dur : en le soulevant devant ses yeux, il réalisa que c'était un tibia humain. Il le lâcha précipitamment.
— Où suis-je ? hurla-t-il.
Se retournant, Kairii lui sauta dessus.
— Silence, lui intima-t-il, la main sur sa bouche. Tu es censé être mort... Pour t'éviter d'être brûlé vif par les moines et faciliter ton évasion, je t'ai amené ici. Mais on m'a flanqué deux sbires pour me surveiller... Ils ne sont pas loin.
L'adolescent le regarda.
— Vous ne venez pas avec moi ?
Il n'avait jamais été en dehors de Yushima. Yukigiku était tout ce à quoi il pouvait se raccrocher, à présent.
— Je peux pas, lui répondit pourtant celui-ci. Tu dois te débrouiller tout seul. Tiens, voilà de l'argent et de la nourriture. Avec ça, tu as de quoi tenir pendant un petit moment. Retourne à ton village et dis que tu t'es racheté.
Tarô attrapa le baluchon que lui tendait Kairii sans dire un mot.
— Tu as fait s'échapper Iori, c'est ça ? finit-il par demander.
— Oui, admit Kairii.
— Tu vas me laisser seul ? demanda Tarô à nouveau, anxieux.
Kairii ne répondit rien. Il se contenta de le regarder, l'air un peu plus gentil que d'habitude.
— Je suis désolé, finit-il par lui dire. Je m'en veux de ne pas être intervenu avant... Mais c'est une nouvelle vie qui t'attend, maintenant.
Tarô le regarda. C'était facile à dire, lorsqu'on était aussi beau que lui ! Lui, il restait dans le quartier réservé, à vivre sa carrière d'acteur qui était en train de décoller. Il continuerait à être l'étoile noire de Yushima, l'astre scintillant vers qui se tournaient tous les regards, muets d'adoration.
En réalité, le garçon n'avait accepté de recourir à ce stratagème que parce qu'il croyait que Yukigiku allait venir avec lui. Yukigiku, qu'il admirait tant qu'il avait décidé d'entrer au Kikuya... Yukigiku, dont il était secrètement amoureux. C'était pour se faire remarquer du tayû qu'il avait orchestré son propre viol, en aguichant les deux hommes la dernière fois. Ce plan avait fonctionné à merveille... Jusqu'à cet instant.
Néanmoins, le tayû lui avait présenté des excuses. Yukigiku était fier et arrogant : jamais il ne s'excusait. Ce seul fait fit penser à Tarô qu'il pouvait demander plus.
— Serre-moi dans tes bras avant de partir... J'ai peur.
Le tayû se mordit la lèvre. Il avait pitié du garçon... Mais, tout comme Iori, il le trouvait également très désirable, et craignait de s’abandonner à de sombres élans.
Il s’exécuta néanmoins.
Si ça pouvait rassurer le gamin...
— Tu peux me prendre, si tu veux, marmonna alors Tarô en refermant ses bras sur lui. Je sais que tu en as envie.
Kairii le lâcha précipitamment. Il darda sur le garçon un regard sévère, l'observant baisser la tête, honteux et dépité.
— Pardon, l'entendit-il murmurer.
Le feu était presque consumé. Kairii se releva.
— Reste ici encore un moment. Ne pars qu'une fois qu'on s'est éloignés... Et quitte Edo le plus vite possible. Bonne chance.
Tarô tendit la main, le cœur dévoré d'inquiétude et de tristesse. Mais le tayû avait déjà disparu.
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