Le loup blanc de Kuki
Lorsque j'eus quinze ans, je partis pour une longue mission dans la région d'Ise. Ce que j'attribuais à un stress post-traumatique à la mort de notre père et notre déchéance sociale avait blanchi nos cheveux, à Ran et moi : à cause de cette caractéristique physique et de mes talents guerriers, on m'avait surnommé le « loup blanc de Kuki ». Grâce à mon abnégation dans l’entrainement, j'étais devenu un expert en arts martiaux et un escrimeur accompli. On louait mes services dans différentes provinces. Dans ces cas-là, je devais laisser ma sœur.
Ran s'était mise à avoir des crises de catatonie régulières. Dans ces moments-là, tout son corps se raidissait et elle se mettait à hurler, avant de proférer des propos inintelligibles, les yeux exorbités, et de perdre connaissance. Les gens du village la disaient possédée, et peu de temps après le début de ses crises, on me proposa de la mettre en apprentissage auprès d'une vieille miko. Même si l'idée me rebutait au début – les miko, ou dai comme on disait chez nous, étaient des femmes sur qui descendaient les dieux, prophétisaient des oracles et dansaient le kagura, et qui en temps qu'épouses du dieu restaient célibataires — je finis par accepter pour assurer un moyen de subsistance à ma sœur, au cas où je devais mourir en mission. En outre, cette dernière m'assura qu'elle ne voulait pas se marier. Ran quitta donc la maison pour apprendre le métier chez une vieille femme du village, et à peine six mois après, elle révéla le nom du dieu protecteur qui était destiné à être son époux de l'autre monde : c'était une entité vénérée au départ dans le pays de Musashi, qui était célébré sous le nom de « manifestation provisoire du dieu-renard Izuna ». Devenir le réceptacle humain de ce kami calma les crises de ma sœur, qui lui prêtait l'apparence, lorsqu'il se manifestait à elle sous une forme humaine, d'un garçon de haute taille, mince et pâle comme la mort, vêtu de « fumée ».
Elle prétendait que ce garçon mystérieux venait lui rendre visite toutes les nuits, venant se glisser dans son futon dès que je m'étais endormi. Au-delà des délires de ma sœur, je prenais la menace d'une visite nocturne au sérieux. Ran était une très jolie jeune fille, et plus d'un garçon avait des vues sur elle : on m'avait même suggéré à demi mots de laisser les jeunes hommes du village lui rendre visite la nuit, comme cela se faisait pour les jeunes filles encore célibataires... Ou celles qui, pour une raison ou pour une autre, ne trouvaient pas de mari. Je parvins à les tenir à distance en invoquant son statut de miko.
— Votre sœur doit rester vierge, me conta la sensei de Ran, une femme rusée qui profitait de son ascendant sur ma soeur pour faire fructifier ses petites affaires. Seules les vierges peuvent être les épouses des êtres de l’autre monde : si un mortel la touche, la colère du kami sera terrible. Cela provoquera des tsunamis, un typhon ou une éruption volcanique : en tout cas un incendie, ou toute autre catastrophe de ce genre.
Cette excuse, que je repris à mon compte, fonctionnait. Mais il était toujours possible que des garçons plus débrouillards et affranchis parviennent à profiter des délires de Ran pour s'introduire la nuit dans la maison : ma sœur étant aveugle, elle pouvait être dupée par n'importe qui. Je le lui dis.
— Ne t'inquiète pas, me répétait-elle. Je ne peux pas confondre Izuna avec un autre. Son apparence est fort différente de celle des autres gens. Il ne ressemble à aucun garçon du village... Et puis, tu sais bien que je suis aveugle au monde ordinaire : il n'y a que les choses et les gens du kamui que je peux voir. Les vivants ne font pas partie du kamui.
Mais j'étais à présent sûr et certain que ma sœur ne rêvait pas. Il y avait bien quelqu'un qui lui rendait visite toutes les nuits. Je trouvais la forme d'un corps, visiblement masculin et plus grand qu'elle, dans son futon tous les matins en me réveillant. Des cheveux noirs sur son oreiller, alors que ceux de Ran comme les miens étaient devenus blancs. Quelqu'un venait dormir dans le lit de ma sœur.
Plus d'une fois, je guettais l'arrivée de ce visiteur nocturne. Mais je ne réussis jamais à le voir ni à l'attraper : quels que puissent être mes efforts pour veiller, je finissais invariablement par m'endormir avant l'heure du bœuf, celle où Ran me disait qu'il arrivait. Lorsque je m'éveillai le matin, la tête lourde et le corps las, je trouvais la théière sur le réchaud, deux tasses sorties. Un matin, ce fut la trace d’une main longue et svelte sur la surface poussiéreuse d’un meuble : ce genre de détail me donnaient invariablement la chair de poule.
Bientôt, Ran fut tellement absorbée dans cette existence à cheval entre le monde des dieux et celui des hommes qu'il me devint impossible d'avoir une conversation normale avec elle : je la laissai avec son maître et ses fidèles, continuant mon chemin. Je me félicitais d'avoir trouvé cette solution, finalement : Ran devint bientôt une miko à part entière, et à dire vrai, ses revenus étaient plus importants que les miens.
J'étais le seul à ne pas prendre ses oracles au sérieux. Le chef du village la consultait régulièrement, et plus personne ne parlait de faire d'elle la femme de réconfort des célibataires du village. Installée dans la meilleure pièce de la maison, revêtue du kimono des prêtresses d'Ise et du collier à magatama, Ran passait ses journées à recevoir ses visiteurs et fidèles, assistée d'une apprentie qui s'occupait de son ménage. Mais elle renvoyait la servante tous les soirs, à la nuit tombée.
— Le kami-sama vient la voir dès que le soleil disparait derrière cette colline, m'expliqua l'apprentie lorsque je lui demandais pourquoi elle partait. Maîtresse ne veut pas que je le voie : le kami-san le lui a interdit. Il veut votre sœur pour lui tout seul.
J'allais voir ma sœur et tentais, innocemment, de passer la veillée avec elle en faisant trainer la discussion jusqu'à l'arrivée prévue d'Izuna. Mais elle finissait toujours par me renvoyer avec un air contrit.
— Je suis désolée, grand frère, mais si Izuna voulait te rencontrer, il irait te voir directement... Si tu restes à l'attendre, il ne viendra pas, et tu sais que c'est important pour moi de le voir : il me tient informé de ce qui se passe dans le monde des dieux, pour que je puisse donner mes oracles. Et puis, j’ai accepté de l’épouser. C’est mon mari, maintenant. C’est à lui que je dois rendre des comptes.
J'étais obligé de partir. Et, comme la veille, je m'endormis au moment même où les pas du visiteur nocturne se faisaient entendre au-dehors.
Ce manège dura presque une année. Ran me faisait régulièrement passer des messages d'Izuna.
— Izuna est allé à Edo dernièrement, me dit-elle un jour. Il a voulu te ramener un cadeau, mais finalement, il a changé d'avis. Parce que tu ne crois pas en son existence.
— Pourquoi y croirais-je ? Izuna refuse de se montrer à moi. Demande-lui pourquoi, répliquai-je avec humeur.
Alors, sans dire un mot, Ran me montra le peigne en nacre que Izuna lui avait offert. C'était sans conteste un objet venant de la ville, beaucoup trop beau pour avoir été donné par un villageois en remerciement d'oracles ou de services rituels.
— Si tu refuses de reconnaître son existence, Izuna ne se montrera jamais à toi, me dit-elle alors, l'air sérieux. On l'a peut-être connu bien disposé envers nous, mais sa vraie nature est celle d'une âme violente, et il est fier et ombrageux. Lorsque je lui parle de toi pour essayer d'intercéder en ta faveur, il dit que tu te montres ingrat et hautain envers lui. Tant que tu ne changeras pas de comportement, il refusera de te rencontrer, grand frère.
— C’est moi le chef de famille, finissais-je toujours par clamer, heurté dans ma fierté et déçu d’être exclu de ce petit duo formé par ma sœur aveugle et son ami imaginaire. Si ce garçon que tu fréquentes sous couvert de religion veut t’épouser pour de vrai, il faudra bien qu’il se décide à me rencontrer !
Puis un matin, Ran me fit passer un papier cacheté. Elle disait que c'était de la part d'Izuna.
J'ouvris le papier avec appréhension. Le sensei de Ran, que j'étais allé consulter, m'avait confirmé que le shugojin de ma soeur était un aragami, un esprit violent pourvoyeur de catastrophes, et qu'elle s'inquiétait pour elle comme pour moi. J’étais loin de croire à la nature divine du visiteur nocturne, mais je craignais que ce soit un shugenja expérimenté et plus âgé qui profitait de la situation pour mettre la main sur une jeune vierge. La missive me rassura, paradoxalement : les caractères qui étaient inscrits sur le papier ne ressemblaient en rien à la calligraphie d’une personne capable de lire des manuscrits rituels. C'était des caractères simplifiés et pourtant écrits en style carré, tracés par une main vive et impatiente. On aurait dit des traces de foudre pressées sur la feuille par une force inconnue.
— Ces caractères sont faux, fis-je avec une certaine satisfaction en regardant le papier. Qui qu’il soit, ton Izuna est inculte, et sa calligraphie est d’une inélégance crasse.
—Ces caractères sont bons, répliqua Ran avec une fougue que je ne lui connaissais guère. C'est l'écriture de l'autre monde, le kamui. Ils te disent d'aller au sanctuaire d'Ise pour le grand kagura cet hiver.
D’après elle, Izuna lui avait dit que si je voulais le rencontrer, il me fallait aller au grand kagura cet hiver.
— Toi, tu ne peux pas encore le voir, grand frère, m’expliqua-t-elle, parce que tu refuses de croire en son existence. Izuna va devoir prendre forme humaine pour te parler. Il le fera au grand kagura, lorsque les dieux descendent sur Terre.
— Évidemment, répondis-je en croisant les bras. Quel sorcier de la région n’y sera pas ?
Le grand kagura d'Ise était alors l'évènement rituel le plus important de la région, si ce n'est du pays entier. Pendant un mois, au moment le plus froid de l'année, les spécialistes des oracles se réunissaient pour invoquer les dieux et les divertir lors de danses masquées autour du sanctuaire d'Ise dédié à la déesse du soleil Amaterasu et ses frères Tsukuyomi et Susano, dieux de la lune et de la civilisation. Dans le village se trouvaient de nombreuses familles de shugenja, les pratiquants de « l'ascèse pour obtenir des pouvoirs ». La mienne en faisait partie. En tant que miko, ma sœur était tenue d'y participer : en général, les miko épousaient des ritualistes qui faisaient descendre les dieux et en tiraient des pouvoirs et des oracles. Ces derniers étaient comparés lors d’un grand concours de tours de passe-passe devant le sanctuaire, au plus fort de la fête : le gagnant, c’est-à-dire celui qui avait réussi à tenir dans un chaudron d’eau bouillante sans desserrer les dents ou à gravir une échelle constituée de lames de sabre sans se couper, remportait un grand prestige qui lui assurait des commandes rituelles pour une année entière. Pour ma part, je pratiquais l'ascèse plutôt mollement : la course à des prétendus « pouvoirs » auxquels je ne croyais qu'à moitié ne m'intéressait pas, et je trouvais toutes ces fariboles à la limite du ridicule.
Mais Ran était miko. Je ne pouvais lui refuser de participer à la fête d'Ise : ce genre d'évènement était son fonds de commerce. Je décidais donc d'accéder à sa requête et de l'y emmener. Un froid matin de janvier, alors que le givre parait les branches de son manteau translucide et que les restes de la neige du Nouvel An étouffait le bruit de nos pas, je pris la route avec ma sœur. C'était la première fois que Ran quittait le village et ses environs immédiats.
Malgré sa déficience visuelle, ma sœur avait pour habitude de partir en ascèse toute seule dans les montagnes voisines. Elle quittait la maison avant le lever du soleil, franchissait les limites du village et s'enfonçait dans la forêt pour aller accomplir l'ascèse de la cascade. Il ne lui était jamais rien arrivé : Ran disait qu'Izuna l'accompagnait, la guidait et accomplissait l'ascèse de la cascade avec elle. Ma sœur, qui nous décrivait le kamui en long en large, disait que les kami y habitant avaient tous un rang, comme dans le monde humain, et qu'Izuna, étant encore un jeune kami de rang mineur, avait besoin d'accomplir l'ascèse comme elle pour s'améliorer. Après être resté sous l'eau glacée à réciter des sûtra en formant avec ses doigts des sceaux ésotériques secrets que Izuna lui apprenait, Ran montait jusqu'au sommet. Elle redescendait à l'heure entre chien et loup et apparaissait dans notre entrée de terre battue bien après la tombée de la nuit, ses vêtements blancs tachés. Moi qui l'avais attendue toute la journée, mort d'inquiétude, je me précipitais vers elle.
— C'est à cette heure-là que tu rentres ! m'écriai-je invariablement. Tu es redescendue de la montagne, seule, alors que le soleil était déjà couché !
Dans ces moments-là, j'oubliais que ma sœur étant aveugle, qu'il fasse nuit ou jour ne faisait que peu de différence. Mais Ran relevait alors la tête dans la direction de ma voix et disait en souriant :
— Je suis redescendue aussi vite qu'un éclair. En voyant la nuit tomber, Izuna a pris forme humaine, il m’a porté dans ses bras, et il a volé jusqu'en bas comme un tengû, en traversant les arbres. Regarde : j'ai encore une branche de cryptomère dans les cheveux ! riait-elle en me tendant la plante.
Ran accomplissait de réelles prouesses en partant ainsi, seule, dans la montagne. J'étais secrètement admiratif de son courage, et aussi, un peu jaloux. Si Izuna existait vraiment, pourquoi ne gratifiait-il ses faveurs qu'à Ran seule ?
C'était pour cette raison secrète que j'avais accepté de me rendre à Ise avec Ran. Je voulais, moi aussi, rencontrer cet Izuna. En réalité, j'étais persuadé que c'était un garçon en chair et en os, bien humain : un jeune éclaireur d'un village voisin (ce qui expliquait la pratique de l'ascèse et sa rapidité de déplacement dans la montagne) qui en pinçait pour ma sœur et n'osait pas me demander sa main. Si ça se trouve, il était même de Kōga, la province voisine et rivale ! J'étais déterminé à lui sommer d'arrêter de s'introduire chez nous la nuit et à lui donner une bonne leçon, le cas échéant. J'avais peur que cet Izuna, qui qu’il puisse être, finisse par mettre ma sœur enceinte et l'abandonne ensuite pour aller épouser une fille de son village. Pire encore, qu'il l'épouse effectivement, puis que quelque guerre éclate et que nous soyons tous les deux employés dans des camps adverses lors des nombreux conflits qui émaillaient cette période trouble de l’histoire. Ce genre d'affaires était déjà arrivé par le passé, et cela avait causé tant de souffrance et de tragédie que par chez nous, on redoutait plus que tout la mésalliance.
Ran me disait qu'Izuna se trouvait déjà à Ise. D'après elle, il devait participer à la « fête du lion » du hameau de Miyamachi, juste à côté, et n'avait donc pas pu se libérer pour nous accompagner ou aller à notre rencontre. Ce seul détail acheva de me convaincre qu'il s'agissait bien d'un véritable garçon en chair et en os, et je notais mentalement cette référence. Miyamachi était probablement le village d'origine de cet Izuna. Je m’inquiétais d’autant plus que ce village se trouvait en plein fief Kuki.
— Tu sais, me confia ma sœur sur le chemin, Izuna est lui aussi impatient de te rencontrer. Il a beau être un kami, il craint ton jugement, je crois.
J'interprétai ces paroles comme une nouvelle preuve : le dénommé Izuna savait qu'il se comportait mal, et il craignait la juste colère du grand frère dont l'honneur de la sœur était bafoué.
— Il a bien raison, répliquai-je en ceignant le grand sabre de mon père, sûr de mon droit. Fais tes adieux aux ancêtres, Ran, et nous partons.
Je regardais, sévère, ma sœur s’agenouiller devant notre autel bouddhique familial, dont j’étais, depuis la mort de notre père, le gardien. Après avoir joint les mains devant le rouleau peint représentant la déesse Kono-hana-Sakuya-hime, vénérée dans notre famille, puis au fondateur de la branche Nagisa, Suishin-Raiden-Senshi, Ran attrapa délicatement la tablette mortuaire de nos parents et de nos sœurs décédées puis les replaça dans leur tabernacle. Je passais derrière elle pour souffler les bougies et fermer les portes de l’autel. Ce fut la dernière fois que ma sœur rendit ses grâces devant nos ancêtres. Deux jours plus tard, elle avait rejoint la cohorte des morts de notre famille aux sources jaunes, et je me retrouvais être le dernier représentant des Nagisa.
Nous fûmes attaqués sur la route. Cette fois, c'était une troupe d'hommes en armes qui n'appartenait pas à notre camp. Ils voulaient prendre ma sœur, qui était devenue une très jolie jeune fille, avec eux pour s'amuser... Je la défendis du mieux que je pus et me battis toute la nuit. C'est l'un des évènements qui, je pense, me fit réaliser deux choses : la cruauté de la vie lorsque vous êtes né du mauvais côté de la barrière, et la bestialité du désir masculin.
J'avais déjà occis un bon nombre d'hommes et j'étais à bout de forces. Il se mit à pleuvoir des cordes, rendant le terrain glissant et le combat encore plus difficile. Dans la confusion du combat, ma sœur se prit un mauvais coup de sabre et mourut sur le coup.
Il se passa quelques secondes avant que je réalise, et au-delà de la souffrance de perdre un être cher d'une façon aussi horrible et vaine, une fulgurante douleur me vrilla le crâne. Le sang se mit à couler de ma paupière blessée le long de ma joue gauche, et avant que ma vue ne se brouille, j'aperçus une silhouette juste en face de moi, à l'orée des bois. C'était un jeune homme vêtu de « fumée », exactement comme l’avait décrit Ran. Il avait des cheveux hirsutes et immensément longs, et il me fixait, un rictus douloureux et cauchemardesque sur son visage pâle comme l’os : la brillance de son regard me fit penser qu’il pleurait comme moi. C'est la dernière vision que j'eus avant de perdre connaissance.
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