Sanada Shuri

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On retrouva le corps sans vie de Kintarô dans l’étang de Shinobazu. Visiblement, il avait voulu suivre dans la mort son amant, Onoda Sadamaru.

Après la disparition de ses rivaux, Kairii se sentit de nouveau sur la sellette. Il était surveillé par le patron. De l'autre côté, Toyoteru multipliait les allusions à l'assassinat de son mari : selon elle, c'était le seul moyen pour Kairii de s'affranchir de l'esclavage.

Cependant, le jeune homme savait que c'était loin d'être le cas. Sa situation était bien plus complexe que ce que l'ancienne geisha croyait. Et c'était son mari qui servait de lien avec les Otsuki : toucher à ce dernier serait aussitôt interprété comme une tentative de rébellion, et Tai en souffrirait les conséquences immédiatement.

C'est perdu dans ces sombres pensées que Kairii rentrait du théâtre ce soir-là. La nuit était douce et le léger vent qui faisait bruisser les saules charriait un parfum d'été. Bientôt, cela ferait un an qu'il avait été capturé par les Otsuki. Un an sans Tai... Un an à connaître une humiliation quotidienne. Sa vie d'avant, en tant que jeune guerrier fier et libre, lui paraissait bien lointaine.

En entrant dans la maison de thé, Kairii fut arrêté par un commis qui le pressa de venir dans la salle de réception. Un groupe de ses fans, de jeunes samurai, s'étaient réunis là pour l'attendre et pouvoir parler un peu avec lui. Ils avaient fait un don conséquent au Kikuya et voulaient offrir à Yukigiku un repas de luxe et du saké en échange d'un entretien sur son expérience d'acteur.

Pourquoi pas, se dit Kairii, et, ayant accepté l'offre, il tendit son haori à un serviteur et se laissa conduire dans les couloirs. De la pièce de réception lui parvenait un bruit de discussions animées et de rires : des voix jeunes, qui changeaient du rire gras des riches marchands dans la force de l'âge qui fréquentaient habituellement le Kikuya.

— Kikuya Yukidayû-sama, premier du nom, annonça le commis en ouvrant la cloison.

Les voix se turent. De jeunes visages se tournèrent vers Kairii, qui, majestueux dans son kimono de soie violette et sa coiffure simple, ses longs cheveux attachés librement sur l'arrière du crâne, s'était immobilisé dans l'embrasure de la porte pour jauger la compagnie. Son regard calme et hiératique se posa sur chaque visage, avant de s'arrêter sur l'un deux : d'un seul coup d'œil, Kairii avait reconnu Sanada Shuri, le prodige du style Shinden Musô-ryû. Ces grands yeux noirs, cette petite bouche et ce beau visage blanc, encadré par deux mèches aile de corbeau... C'était bien le jeune génie du sabre qui avait été son rival, deux ans auparavant. L'impression fut désagréable à Kairii, mais il n'en montra rien, et le jeune guerrier ne parut pas le reconnaître.

Il ne m'a vu que de loin, alors que j'étais beaucoup plus jeune et coiffé différemment, se rappela Kairii.

Du reste, les jeunes gens le pressaient déjà de s'asseoir à la place d'honneur.

— Vous étiez grandiose ce soir, Yukigiku-sama, le félicita un jeune homme au regard franc. Ce nouveau rôle vous va à merveille.

Kairii remercia. D'un geste, il fit signe au commis de servir le jeune homme. Ce dernier voulut lui rendre la politesse.

— Ce soir, c'est vous l'invité, lui répondit-on. Alors, il paraît que le rôle de Shiten-dôji a été écrit pour vous ?

— Absolument pas, fit Kairii en attrapant la coupe de saké qu'on lui tendait. Maître Chikamatsu avait déjà cette idée en tête depuis quelque temps. Il n'a fait que coucher son projet sur papier et le mettre en scène. Ensuite, il m'a demandé de le jouer, puisque c'est moi qui me charge des rôles de méchants dans sa troupe.

— Mais il paraît qu'il se serait écrié en vous voyant : ''Shiten-dôji, c'est lui !'' Est-ce vrai ?

Kairii sourit d'un air affable.

— Peut-être, répondit-il mystérieusement.

La conversation continua sur le sujet du théâtre pendant un moment, puis Sanada Shuri, qui avait gardé le silence jusque-là, prit soudain la parole.

— Comment êtes-vous devenu kagema, Yukigiku ?

Kairii déplaça son regard sur Sanada Shuri. Jusqu'ici, il avait pris soin d'ignorer le jeune homme.

— Comme tout le monde, fit-il sombrement. J'ai été vendu à une okiya.

— On dit que vous avez débuté tard. Est-ce vrai ? Quel âge aviez-vous lorsque vous êtes arrivé à Yushima ?

Kairii but une gorgée de saké en silence, prenant son temps avant de répondre. Tous les regards étaient posés sur lui.

— J'ai débuté à seize ans, pas plus tard que l'année dernière, avoua-t-il sans fard. Mais avant cela, je faisais partie d'une troupe de théâtre rituel du Kinki. C'est donc très tôt que je suis devenu acteur, en réalité. J'ai fait ça toute ma vie.

Sanada Shuri hocha la tête.

— Oui. On voit tout de suite que vous avez l'habitude des planches et de jouer la comédie. On peut même vous qualifier de grand acteur, je suppose.

Kairii remercia à nouveau.

— Qui dit kagema dit également mécénat, n'est-ce pas ? insista Shuri. Quand avez-vous eu votre mizusage ?

La question, directe et crue, choqua un bon nombre de personnes dans l'auditoire. Mais aucun n'interrompit Shuri, car en réalité, tous brûlaient de savoir.

— L'an dernier, répondit alors Kairii avec un rictus forcé, son regard bouillant poignardant silencieusement Shuri.

Les jeunes gens se regardèrent discrètement.

— C'est tard, continua Shuri. Puis-je demander le nom du danna qui a pris votre virginité ?

— Non, répondit Kairii. Je ne vous le dirais pas.

— Pourquoi ?

— Il souhaite rester anonyme, répliqua Kairii en jetant un regard noir à Shuri. Du reste, je n'ai pour ma part aucune raison particulière de vous le confier.

Voyant la tournure que prenait la conversation, le jeune samurai qui l'avait initiée décida de changer de sujet.

— Parlez-nous encore de la pièce. Quels sont les sentiments réels de Shiten-dôji pour Ume ? Chikamatsu n'a pas été très clair là-dessus. Qu'en pensez-vous, en tant qu'interprète de ce rôle ?

Kairii se détendit un peu.

— Et bien, on peut dire que Shiten-dôji aime Ume. Il la désire et éprouve également une sorte de respect pour elle, presque de l'admiration, mais en même temps, il éprouve beaucoup de haine à son égard. Il la déteste d'autant plus qu'elle lui résiste, le méprise, et qu'il identifie les sentiments qu'il lui porte comme de la faiblesse. Il refuse les sentiments qu'il éprouve et en même temps, tente de se faire reconnaître par Ume comme une entité indépendante et singulière, dotée de sa propre individualité et de son libre arbitre : son parcours est une bataille constante pour obtenir ce résultat. Du moins, c'est ainsi que je joue ce personnage.

— C'est admirable, commenta le jeune samurai, exalté. Vous mettez une telle profondeur dans vos rôles !

Kairii s'apprêtait à remercier, lorsque Shuri s'empara à nouveau de la parole.

— Et Ume ? Que pensez-vous des sentiments de Ume envers Shiten-dôji ?

Kairii déplaça ses prunelles sur l'auteur de la question.

— Ume ? Je ne joue pas Ume, répondit-il froidement. C'est Kotokatsu Hanadayû qui joue ce rôle.

— C'est vrai que vous ne jouez jamais de femmes, s'empressa de rappeler l'autre garçon. C'est rare, pour un acteur aussi beau que vous l'êtes !

— Yukigiku ne pourrait pas faire un bon onnagata, cela se voit tout de suite, coupa Shuri avec un sourire hautain. D'abord, il est trop grand, et son corps est trop masculin. Mais reparlons de Ume. Je sais bien que ce n'est pas vous qui la jouez. Je voulais savoir comment vous, vous interprétez ses sentiments, en tant que Shiten-dôji. Alors ?

Kairii croisa ses bras dans ses manches.

— Ume abhorre Shiten-dôji, c'est évident, répondit-il. Elle le hait de toutes ses forces et souhaite sa mort. Naraku lui a fait beaucoup de mal, à elle et aux autres ; elle ne voit que le démon en lui. L'amour de Shiten-dôji est à sens unique, il ne se réalisera jamais, mais il fait partie intégrante de lui et il ne peut donc pas s'en détacher, quoi qu'il fasse. C'est en réalisant cela qu'il décide de mourir, à la fin de la pièce.

Shuri plongea ses yeux noirs dans ceux de Kairii.

— Et bien je ne le crois pas, figurez-vous, fit-il avec un demi-sourire. Je pense pour ma part que Ume aime Shiten-dôji. Elle en tombe amoureuse petit à petit, et refuse de se l'avouer, par fierté. En tant que femme et guerrière – car c'est ce qu'elle est, ne l'oublions pas – Ume est en quête d'absolu, et toute l'admiration qu'elle éprouvait pour son fiancé – elle a besoin d'admirer pour aimer – et aussi la pitié qu'elle ressentait pour lui s'évanouit lorsqu'elle se rend compte de la légèreté de ses sentiments. Shiten-dôji, au contraire, va jusqu'au bout de son amour pour elle : il défie la terre entière, les dieux et les bouddhas, puis en meurt, non sans avoir fait le vœu impossible de la retrouver dans l'autre monde. Ume est sensible à cela. Je pense qu'elle réalise ses sentiments pour Shiten-dôji trop tard elle aussi, exactement au même moment que lui.

La conversation avait pris un tour trop grave pour une simple discussion de salon. Les jeunes hommes, pensifs et assombris, prirent une nouvelle gorgée de saké. Chacun d'un côté de la pièce, Kairii et Shuri se fixaient.

— Et bien... Connaissant Chikamatsu et sa vision du couple, j'oserai dire que votre interprétation est plausible, concéda Kairii.

— Le maître a une vision de l'amour tragique et tortueuse, confirma l'autre garçon. Est-ce qu'il fait prier les acteurs pour le repos de l'âme de Shiten-dôji et Ume avant chaque représentation, comme il le fait pour ses autres pièces de suicide amoureux ?

— Oui, confirma Kairii, d'autant qu'il a écrit cette pièce à partir d'une anecdote s'étant vraiment déroulée, à l'époque de Muromachi. Il n'a fait que rajouter les éléments fantastiques dans la pièce.

— C'est fort intéressant, observa Shuri pensivement.

Kairii hocha la tête, se sentant bien plus détendu qu'à son arrivée. Finalement, tout s'était bien passé. La soirée touchait à sa fin : les têtes commençaient à dodeliner, et on parla de prendre congé sans que personne n'ait manifesté la moindre intention de le demander pour la nuit. Mais soudain, au moment où la compagnie, escortée jusqu'à la porte, parlait de se retirer, Shuri attrapa la manche de Kairii.

— J'aimerais être votre danna cette nuit, Yukigiku, fit-il de sa voix feutrée. Est-ce que vous êtes libre ?

Interdit, Kairii fixa le jeune samurai qui avait été son adversaire — et son égal — autrefois. De près, Sanada Shuri était nettement plus petit que lui.

— C'est que je ne comptais pas prendre de client aujourd’hui, répondit-il.

Shuri coula un regard d'une troublante ironie sur Kairii.

— Vous ferez une exception pour moi, n'est-ce pas ? Attendez-moi en haut. Je vais faire tous les arrangements nécessaires.

Pris de court, Kairii retourna en silence dans ses appartements. Son nouvel apprenti, qui jouait au bilboquet, remarqua l'air pensif et contrarié de son maître.

— Désirez-vous quelque chose, Grand-Frère ? demanda-t-il, craintif.

Kairii se laissa retomber sur son bord de fenêtre.

— J'ai un client, murmura-t-il d'une voix sombre. Ferme la cloison ou va jouer dans le couloir, mais en tout cas, ne reste pas là.

Le jeune garçon ramassa ses jouets.

— Entendu, Grand-Frère, fit-il avant de disparaître comme une ombre.

Pensif, Kairii laissa son regard errer sur la rue en contrebas. Un vendeur d'aloe passait en hululant sa réclame, son kimono relevé sur les hanches de façon suggestive.

Sanada Shuri. Kairii ne pouvait croire que, dans quelques minutes, ce jeune samurai qu’il avait connu dans une autre vie se trouverait là, dans le futon rouge, à le sodomiser. La distance qui séparait ces deux intervalles était trop grande, trop infranchissable. Que s'est-il passé pendant tout ce temps ? se demanda Kairii, son regard vide posé, les pupilles agrandies, sur le paysage en contrebas. Comment ai-je pu tomber si bas ?

Ce qui ennuyait le plus Kairii en effet, c'était son manque de répulsion pour la situation et l'acte auquel il s'apprêtait à prendre part. Il aurait dû lutter. Et pourtant, l'idée de devoir ouvrir son anus à un jeune samurai de son âge, qu'il avait déjà rencontré sur le champ de bataille et avec qui il avait fait armes égales, ne lui faisait plus rien. Bien sûr, Sanada Shuri était loin d'être laid. C'était même, probablement, le plus beau client qu'il n'eut jamais eu. Mais le jeune homme savait qu'il aurait dû se sentir humilié, et refuser de toutes ses forces de l'avoir comme client.

C'est trop tard, se dit-il en croisant ses bras dans ses manches. Je ne suis plus qu'un putain. Du guerrier que j'ai été, il ne reste plus rien.

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