La poupée de Hakata
Une pression sur le dos réveilla le jeune Koharu, qui s'était endormi derrière le paravent, le lendemain. Il ouvrit les yeux, apercevant le tayû debout devant lui, le kimono à moitié tombant sur une épaule et ses longs cheveux lâchés. Ce dernier le touchait du bout de son pied chaussé de tabi noires.
La beauté du courtisan n'avait d'égale que sa cruauté. C'était ce que tout le monde disait. On l'avait bien mis en garde : Yukigiku était d'une méchanceté insoutenable. Railleur et méprisant, plus assoiffé de sang qu'un tigre, il se régalait à infliger la souffrance. D'après la rumeur, il avait déjà tué nombre de garçons prometteurs qui menaçaient de lui faire de l'ombre. Il avait même assassiné son propre apprenti, avant de jeter son cadavre, écorché et coupé en morceaux, dans la rivière Tama. À cause de cela, on ne l'avait jamais retrouvé... Ses rivaux, lorsqu'il en avait eu, avaient tous eu une fin tragique. Surtout, ne t'oppose jamais à lui, l'avait prévenu la patronne lorsqu'il avait intégré le Kikuya. Fais tout pour le satisfaire, et tout se passera bien.
Le jeune kagema se dépêcha de se redresser, prêt à répondre aux ordres de son senpai.
— Yukidayû-sama, commença t-il nerveusement. Je vous souhaite une excellente matinée !
Kairii le regarda en silence, mâchant une des oranges de Satsuma que lui avait laissé son client en cadeau. Pour une fois que le samurai se montrait utile... Mais qu'est-ce qu'avait ce gamin à le regarder ainsi, les yeux aussi ronds qu'un poisson sur l'étal ?
— Tiens, ta part pour hier, fit-il en lui jetant mollement un petit sac de soie rempli de pièces.
Le jeune garçon s'inclina rapidement. Kairii, qui s'était retourné, lui lança une orange.
— Je vous remercie, mais je n'y ai pas droit, répondit Koharu. Les agrumes irritent la fleur de chrysanthème, et lui donnent une drôle de couleur.
Kairii leva les yeux au ciel. Cette industrie entrainait les garçons à ne plus penser qu'à leur anus. Elle faisait d'eux de véritables anus sur pattes. Parmi les kagema, ça ne parlait plus que digestion, lavements, massages et hémorroïdes... Il n'en pouvait plus, d'entendre ça.
— On s'en fout, de ton petit cul, statua sèchement Kairii en s'asseyant dans le fauteuil chinois en bois incrusté de nacre que lui avait fait amener un admirateur. Je veux que tu bouffes cette orange. Si tous les putains se mettent à avoir les fesses rouges comme un singe des montagnes, peut-être que les gens arrêteront de venir.
Ou peut-être pas, pensa-t-il en recrachant la fumée de sa pipe.
Le garçon baissa la tête, et commença à éplucher l'orange.
— Koharu, qu'est-ce que tu as vu et entendu hier soir, au juste ? demanda Kairii l'air de rien.
— Rien du tout, senpai. Je vous assure.
Kairii le regarda. L'empressement à ne rien savoir de l'adolescent lui paraissait suspect.
— Vraiment ?
— Vraiment, répliqua Koharu en poussant un quartier d'orange dans sa bouche.
Le fruit était sucré et bien juteux. Autre chose que les épinards, le tofu, le riz complet et autres légumes cuits à l'eau et plats insipides qu'on les forçait à manger pour avoir une belle peau, une odeur neutre, un transit équilibré et le rectum propre... La voie des kagema exigeait une discipline de fer.
Le tayû se leva, fit quelques pas dans la pièce en fumant avant de venir s'arrêter devant lui. Koharu releva la tête prudemment, s'arrêtant à mi-chemin sur le corps du courtisan. Il garda les yeux fixés sur ses clavicules bien dessinées, qu'on apercevait par l'ouverture de son kimono, porté très lâche.
Yukigiku s'accroupit soudain devant lui. Surpris, Koharu s'étouffa en avalant de travers, alors que le tayû lui attrapait les cheveux.
— Si tu dis quoi que ce soit, menaça-t-il dans un murmure inquiétant, sur ce que tu as vu ou entendu ce soir, à qui que ce soit... Alors il pourrait t'arriver quelque chose d'horrible. Un petit tour dans la rivière Kanda, par exemple... Sans bras ni jambes pour nager.
Pétrifié, le garçon gardait les yeux englués dans le diabolique regard du tayû. Puis, lorsque celui-ci le lâcha, il fondit en larmes.
— Allez, dégage, lui ordonna Kairii en se relevant.
Une fois seul, il se posta à son endroit favori sur le balcon pour observer la rue. Son regard tomba sur un groupe de jeunes femmes en kimono et hakama d'homme : des fanatiques de wakashû kabuki, qui agitaient la main dans sa direction.
— Yukigiku-sama ! cria l'une des jeunes filles déguisées en homme. Je vous aime à en mourir !
Cette déclaration déclencha une vague de hurlements hystériques, alors que des badauds s'arrêtaient pour le regarder.
Kairii soupira. Il se leva et retourna à l'intérieur.
Lorsqu'il rentra de sa répétition au théâtre en fin d'après-midi, la patronne vint vers lui.
— On a fait parvenir quelque chose pour toi, Yuki, lui dit-elle toute excitée. Je crois que c'est ton amant, ce samurai de Satsuma...
— C'est pas mon amant, répliqua Kairii froidement. Juste un client.
— En tout cas, il est drôlement épris de toi, à ce qu'il paraît !
Kairii lui jeta un regard de côté. Elle avait dit ça comme si elle savait quelque chose, une information permettant de qualifier Sakabe au titre « d'amant ».
— À ce qu'il paraît ?
— Et bien oui ! C'est la quatrième fois qu'il vient, et toujours que pour toi ! Il te demande toute la nuit, et il t'envoie des cadeaux. N'est-ce pas un gage d'amour ?
C'est un gage de ferveur sexuelle maladive, pensa Kairii à part lui. Ce type est un pervers, un obsédé, un tortionnaire de petits garçons.
Mais il monta dans sa chambre pour voir le cadeau en question.
Dubitatif, il posa les yeux sur une poupée en porcelaine d'une bonne quarantaine de centimètres, vêtue d'un véritable costume de soie, au visage magnifiquement peint. Elle représentait un jeune samurai portant un haori noir, ceignant une paire de sabres à ses hanches et tenant un éventail de guerre dans sa main. Ses cheveux étaient, comme il se doit, attachés en chignon Shimada, non rasés.
— C'est une poupée de Hakata ! s'exclama la patronne, qui l'avait suivi. Ça coûte très cher, et c'est très rare à Edo. Ce rônin l'a fait envoyer de Kyûshû rien que pour toi !
Kairii trouvait l'ironie mordante. L'éventail de guerre était justement le symbole qui figurait sur les armoiries du clan Kuki. Une chose que Sakabe ignorait, mais à laquelle il avait rendu hommage sans le savoir.
— Qu'est-ce qu'il veut que je fasse d'une telle chose, grinça Kairii, les sourcils froncés. J'ai passé l'âge de jouer à la poupée.
Il attrapa néanmoins la lettre cachetée que la geisha lui tendait.
Yukigiku-dono, disait-elle. C'est avec peine, mais le cœur joyeux, que je quitte Edo pour Kaga en ce jour. La nuit que j'ai passée dans tes bras était la plus merveilleuse de toutes : je pourrais mourir, sachant que mes attentions ont commencé à recevoir une si ardente réponse. Je n'ose imaginer la brûlante chaleur de ton amour, lorsque je l'aurais enfin totalement gagné. Tu es le feu sous la glace, Yuki. Te conquérir est comme tenter l'ascension du mont Asama. Qu'un masque d'une si froide perfection cache un coeur aussi ardent, c'est assurément le plus beau des mystères. Pour le célébrer, je te fais parvenir cette poupée de samurai que j'ai fait faire à ton image par un artisan de Hakata. J'aimerais t'y amener un jour. Sur mon île, il existe de nombreux volcans qui te ressemblent. Attends-moi à la prochaine lune. Ton dévoué, Hideki.
Kairii esquissa une grimace. Hakata, précisément l'endroit maudit où il avait été séparé de Tai... Combien d'autres références fortuites cachait donc cette attention malheureuse ! Le visage fermé, il glissa la lettre dans son kimono. Il ne fallait pas que d'autres puissent la lire : sa honte serait alors totale.
— Cette poupée est vraiment superbe, s’exclama la patronne, agenouillée devant la table où elle se trouvait. C'est tout à fait toi ! Regarde, elle a les yeux gris comme toi, Yuki.
Kairii tourna la tête.
— Vous la voulez ? Je vous la donne.
— Tu es sûr ?
Il n'eut pas à beaucoup insister pour que la geisha accepte. Elle fit transporter la poupée dans sa chambre, et la nomma « Yukidayû-sama II ». Ce fait énerva beaucoup l'original, mais il ne put rien y changer.
Kairii passa le reste de la journée dans un état de colère diffuse. Comme le samurai ne cessait de lui rappeler, il avait ressenti du plaisir pendant ses ébats avec Sakabe, il s'était montré faible. Il se haïssait pour cela. Pire, la jouissance qu'il avait expérimentée avait été incomparablement plus forte que tout ce qu'il avait éprouvé jusque là... Y compris avec les femmes. Troublé et pensif, le tayû s'assit dans son fauteuil pour réfléchir, se mordillant l'ongle du pouce.
On racontait à Yushima que certains kagema, parmi les plus célèbres, étaient capables de jouir par le fondement. Le grand acteur Kikunojô, pour ne citer que lui, passait prendre tant de plaisir par cet endroit qu'à chaque fois qu'il avait un client, ses cris de jouissance s'entendaient de la rue. Ce type d'inclinations dénotaient, selon les connaisseurs, un « chrysanthème » de première qualité, extrêmement sensible, imprégné dès le plus jeune âge par les « kappa », des esprits aquatiques qui d'après la rumeur populaire pénétraient les garçons alors qu'ils jouaient dans l'eau, les rendant ainsi aptes au plaisir par cette voie. Jusqu'ici, Kairii n'avait écouté ce genre de récits qu'avec un dégoût dédaigneux, parce qu'il était sûr qu'elles n'étaient que fables destinées à légitimer le sexe anal et la traite des garçons. Comment pouvait-on ressentir du plaisir par le biais d'un acte aussi humiliant, sale et douloureux ? Il se le demandait constamment.
Cependant, cela lui était arrivé, à lui aussi. Kairii ne croyait pas aux kappa et au plaisir anal. Pour lui, cette jouissance relevait d'un conditionnement, dans lequel il était forcé petit à petit, comme un chien sauvage accepte progressivement le collier et finit par remuer la queue à l'approche de la main qui le frappe. Avoir du plaisir avec un client, cela voulait probablement dire qu'il s'habituait à sa condition. Pire encore : qu'il l'acceptait... Qu'il rendait les armes, qu'il se soumettait.
Jamais, pensa-t-il, les sourcils froncés. La prochaine fois que ce Sakabe revient... Je le tue.
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